L’humanité n’a pas toujours vu comme un indépassable degré de civilisation de voir ses progrès consignés dans un tableur Excel. Il fût un temps ou la simple survie – au sens “être encore au monde quelques minutes de plus”- était déjà un vrai moment de grâce. Quatrième épisode selon Ubisoft de la saga initiée par Crytek, Far Cry Primal nous le rappelle par une introduction sidérante. Sur fond noir, la date de 2016 décline accompagnée du bruit ambiant des époques. Après que la course folle du compte à rebours se soit arrêtée en –10.000, l’écran s’illumine et commence une partie de chasse désespérée où l’homme compte à peine plus qu’un singe apeuré, pauvrement armé contre des prédateurs véloces, massifs et d’une force redoutable. Un combat ridiculement inégal.

Ainsi le joueur découvre Takkar, héros des âges farouches perdant les derniers membres de sa tribu sous les coups d’un tigre à dents de sable, avant de tracer sa route à la recherche d’Ors, vaste territoire néolithique et luxuriant. À sa suite, les premières heures passées dans l’open world d’Ubisoft réalisent quelque chose comme le rêve pédagogique de tout bon prof d’ethno : mêler dans un même geste ludique la découverte d’un environnement aussi superbe qu’hostile, à l’expérience originelle de l’homme en situation de devoir satisfaire ses besoins vitaux : maîtriser le feu pour se réchauffer, transformer des bouts de bois en armes pour manger et se vêtir, sélectionner les plantes pour se soigner…

Le plus enthousiasmant, dans cette exploration candide et vivace du degré zéro de la civilisation, réside dans la somme des spéculations qui agitent le joueur en même temps qu’il s’émeut du spectacle d’une nature sauvage, ahurissante et bercée par des degrés de lumières d’une beauté d’un autre monde. Se servaient-ils aussi de rongeurs pour détecter la toxicité de certaines baies ? Dans quelles circonstances un groupe en venait à bannir la pratique du cannibalisme (le critère de démarcation éthique nodale entre amis et ennemis dans Far Cry Primal) ? Comment s’est développée une culture de domestication des autres espèces ? En même temps que les capacités de Takkar se développent, le joueur questionne les fondements ancestraux qui précédent le possible de son propre devenir.

Et puis – avec la discrétion d’un bulldozer dans un champs de tulipes – le pendant maximaliste-pragmatique de l’industrie du jeu vidéo AAA s’en mêle, réduisant à trois fois rien ce rêve éveillé de redécouverte des origines.

S’il on devait graver dans le marbre ce moment où une production Ubisoft retourne ses recettes éprouvées contre la pureté de sa note d’intention, on inscrirait au burin : ”Too Ubi for his own good”. Sérieusement… Pourquoi laisser voir par les menus (quasiment) toutes les capacités à acquérir au lieu de laisser le joueur se surprendre de ses améliorations au gré de son périple ? Pourquoi défigurer la carte de missions secondaires, de collectibles et de lieux importants à visiter quand le joueur aurait eu tout loisir de découvrir cela lui-même par une exploration patiente et sans cesse émerveillée ? Pourquoi dénaturer sur l’autel de la jouabilité territorialement expansionniste le lien humain-animal par une série d’artifices maladroits (on fait apparaître ou ressuscite son compagnon à quatre pattes quand et où on veut) ? Et ceci au mépris de l’extraordinaire cohérence avec laquelle la faune interagit.

Sans être un énorme gâchis, Far Cry Primal fait tenir au sein d’une même proposition de jeu l’innocente indétermination des origines et une perversité d’injonction au rendement digne d’un petit comptable. À une époque où tout semblait encore possible, la logique de Primal tend déjà au capitalisme plutôt qu’au partage, à l’expansion coloniale plutôt qu’au vivre ensemble, au leadership sédentaire plutôt qu’à la retraite du dernier homme. De là à voir dans cette itération de Far Cry l’équivalent d’une trop sage validation d’acquis de stage survivaliste, il n’y a qu’un pas.

Forcément, il est aisé d’imaginer que nos aïeux, qui ont vaincu les bêtes et souffert des éléments, méritaient un meilleur, plus vibrant et frénétique hommage.