En 2012, Dear Esther et son récit éclaté sur fond de décors vides a placé les britanniques de The Chinese Room sous les projecteurs. Devenu la nouvelle coqueluche du récit ludico-expérimental récompensé de quelques BAFTA, le jeu n’a pourtant pas moins divisé par son approche minimaliste : en réduisant les interactions à presque rien, Dear Esther met le joueur dans un état de passivité qui poussa certaines critiques à se demander s’il s’agissait encore oui ou non de jeu vidéo. En reprenant un procédé similaire pour Everybody’s Gone to the Rapture (avec le soutien de Sony qui en fait son exclusivité, cette fois), The Chinese Room ouvre la porte aux mêmes commentaires. Mais au fond la question importe peu de savoir où se trouve la limite du jeu vidéo – c’est plutôt quand elle est bouleversée qu’elle devient intéressante. La seule question qui compte est de savoir si le système inventé par The Chinese Room fonctionne ou pas du point de vue de sa propre démarche. Et la réponse est non.

Récit apocalyptique emberlificoté dans des ambitions littéraires post Burroughs, Everybody’s Gone to the Rapture place le joueur sans identité dans une bourgade d’Angleterre au milieu des années 80. Poussant à explorer un espace vidé de ses habitants, le jeu invite à suivre une boule de lumière indiquant les différentes zones où apparaissent les traces fantomatiques de personnages qui, en s’animant pour rejouer des fragments du passé, permettent au récit de se déployer. Quelques objets, radios, téléphones, aident à compléter l’histoire, à la manière des audio logs d’un Bioshock ou des antédiluviens textes abandonnés là de n’importe quel jeu d’aventure. Si le contexte rappelle quantité de films ou romans SF hantés par les névroses apocalyptiques, le jeu évoque en particulier un épisode de la série The Avengers (The Hour Never Was, Saison 4), où John Steed et Emma Peel visitent une base déserte figée dans le temps. Cette reprise (involontaire ou en tout cas non soulignée) n’est pas sans apporter un charme à l’ambiance d’un jeu qui, comme Dear Esther, se veut un exercice de contemplation et de mise en scène – même si celle-ci est un plagiat complet du court-métrage Ritorno a Lisca Bianca, visite trente ans après des décors de L’aventura, où Michelangelo Antonioni fait ressurgir devant des espaces vides les fantômes de son film passé aux moyens d’enregistrements audio. Le hasard fait toujours bien les choses.

Tout le jeu consiste à créer une présence, une trace, par la multiplication d’évocations, de scènettes fantômes permettant de reconstituer le puzzle de l’intrigue. Si sur la forme The Chinese Room fait mine d’innover, sur le fond cette composition n’est pas nouvelle. Elle est aussi vieille que le jeu vidéo qui force à explorer un espace et récolter des bouts d’un récit pour remonter le fil de l’histoire. Qu’elle soit ici émaillée au travers d’un décor vide parsemé d’empreintes du passé, et d’un jeu dénué d’action, ne rend donc pas sa construction plus pertinente. Il s’agit d’un simple effet de soustraction visant à produire une étrangeté que seul le jeu vidéo pourrait produire par le fait d’interagir sur la progression et l’exploration de l’environnement. Le problème, c’est qu’en se pliant à une structure ultra linéaire où l’exploration n’a pas de valeur (bifurquer des balises du récit ne mène qu’à des décors inutiles et des portes closes qui renvoient le jeu à ses propres limites), Rapture contredit ainsi tout ce qu’il tente de mettre en place comme expérience narrative. En passant d’un décor à l’autre comme devant un petit théâtre ou s’animerait des marionnettes, le joueur est le simple spectateur d’une tentative d’occupation du vide (une manière de l’habiter) qui ne fonctionne que par juxtaposition forcées ou mécaniques, jamais en soi et encore moins comme un instant vécu produit par le joueur. L’espace, pourtant au coeur de l’expérience, ne véhicule aucun mystère en lui-même ou qui puisse être rendu perceptible en tant que tel puisqu’il n’est qu’une coquille vide en dehors des points de jonction supposés lui donner du sens. Le jeu ne consiste donc qu’à activer platement des dialogues qui, seulement lorsque la scène se met en route, tentent de justifier le concept du décor et sa mise en scène de la disparition. En dehors de ces moments où on vient piocher des pièces de l’intrigue et voir le film se (re)-faire, la fonction de l’espace de jeu n’a alors plus aucun sens et n’est qu’un parcours inutile et fermé tournant en rond autour d’une même idée impossible à explorer car ne débouchant sur rien. En quelque sorte et ironiquement fidèle à son récit, le jeu est une prison dans laquelle il faut marcher droit en suivant les pointillés, car sinon on ne rencontre que des murs – et peu importe que la lumière qui les éclaire soit jolie et la musique pour les enrober mélodieuse (et un peu pompière aussi).

Relecture arty du visual novel les choix en moins, Rapture aurait pu pourtant faire quelque chose de cet espace en dehors des balises du récit. Il avait de quoi voir naître un certain ennui zen de l’être là que la contemplation du décor pouvait rendre fascinante voire vertigineuse. C’est sans compter sur la faiblesse du scénario incapable de le consolider, et sans doute le point noir essentiel du jeu. Si l’histoire tente en effet d’émouvoir en prenant par les sentiments sans quitter les contours de la SF (entre autres par le choix d’un chapitrage par personnage), elle s’enlise vite dans des micro intrigues sans génie développées au sein d’un grand récit débouchant sur une conclusion balourde. La belle idée d’explorer comment une ville et ses habitants se préparent à l’apocalypse se perd dans des circonvolutions qu’on enchaine avec plus ou moins de conviction, pour voir la fin. Il ne reste au jeu que quelques moments de balades dans des décors sublimes qui parfois crépitent d’une belle mélancolie (les scènes de nuit sont à tomber par terre). C’est beau, oui, et si on cherche toutefois encore un peu un véritable style graphique dans tout ça (le jeu n’a pas vraiment de parti pris esthétique), après les quelques heures laborieuses que durent ce nouveau roman, on se dit qu’au point où on en est, c’est déjà pas si mal.