Si comme le suggérait Desprogres, le bâton du pape et son christ en croix en disent long sur les bons voeux de l’église catholique adressés à l’humanité, la jaquette de Demon’s soul et son chevalier criblé de flèches font au joueur une équivalente et tout aussi funeste promesse. Et autant vous prévenir tout de suite ! Les responsables marketing de Sony ne vous ont pas menti, Demon’s soul est un jeu impitoyable. Certains jeux sont difficiles par négligence ou par manque de réglages, d’autres le sont par conservatisme maladroit ou par snobisme élitiste. Et puis il y a ceux qui considèrent une haute difficulté comme un humble moyen de mettre en évidence la pertinence des outils qu’ils mettent à disposition du joueur pour en venir à bout. Si Demon’s soul appartient sans doute à cette dernière catégorie, il en élargit remarquablement le champs en introduisant et en mettant en scène par le biais du on line, un facteur simple et humain : l’empathie naturelle des joueurs se sachant collectivement pris dans une aventure trop dure, régies par des règles absconses, rythmée par un game over fréquent.

Peut être était-il plus facile de jouer à God hand après avoir lu les propos de ses créateurs, Shinji Mikami et Atsushi Inaba proclamant : « ce jeu n’est pas fait pas pour être fini ». C’était un droit de mourir dignement. L’orgueil du joueur humilié de ses multiples game over se trouvait réhabilité par la voix même de ses bourreaux. Alors, lire au sol dans Demon’s soul, au beau milieu de la progression d’un infernal premier niveau fortifié, ce simple message provenant d’un joueur : « C’est rude. Evaluez-moi » met d’emblée du baume au coeur. D’autres joueurs souffrent et leur détresse s’inscrit en lettre de feu dans le décor de Demon’s soul. Vous n’êtes plus seuls ! Après un tutorial succinct, lapidairement achevé par un coup de hache fatal sur le crâne puis un bref passage dans le nexus, la cathédrale-hub, au joueur donc de parcourir des heures durant le premier et redoutable niveau, le Boletarian Palace. Son architecture complexe condense toutes les qualités de construction ludique de ce titre particulier, à commencer par l’équilibre entre le réalisme de son décorum médiéval sombre et la pertinence de son dispositif de jeu. Conjointement développé par des anciens de la série des King’s field (From Software) et de Sony studio Japan, Demon’s soul fait la part belle à une ambiance plus Berserk que Oblivion (à qui il emprunte par ailleurs beaucoup dans sa gestion RPG) et la met en scène dans des niveaux à l’architecture souvent sinueuse, couloirisée mais finalement plus ouverte qu’il n’y paraît au premier parcours. Demon’s soul est ainsi constitué de cinq mondes thématisés allant de la ville fortifiée à la prison à l’architecture répétitive, des falaises serties d’amples grottes à un immense marais pestilentiel. Comme autant de niveaux segmentés à travers lesquels il s’agît (quelle surprise !) de chasser les démons.

Dans chaque monde transparaît le même souci de pousser le joueur à remettre en cause les automatismes de progression (quoique le terme « survie » serait plus approprié) adoptés dans le monde précédent grâce à un level design ingénieusement contextualisé et un comité d’accueil qui sait varier les sévices. Attaque à distance, magique ou à l’arme blanche, rapide ou la masse. Obligation d’esquiver ou au contraire d’encaisser jusqu’à pouvoir riposter. Finalement, se cacher derrière son bouclier est peut être la seule mesure de bon sens à adopter face à un ennemi inconnu dans Demon’s soul. Lire les messages envoyés depuis d’autres parties s’avère le plus souvent tout aussi salvateur. « Attention ! Embuscade droit devant ! », « Le feu marche contre le prochain ennemi ». C’est là le principale coup de génie des développeurs de Demon’s soul ; avoir crée un jeu suffisamment dur pour rendre l’entraide inter joueur nécessaire voire vitale et proposer une expérience de jeu qui mêle indistinctement et de façon unique, on line et off line en détournant les codes du MMORPG et des modes de jeu coopératif pour. Ici, pas de message de serveur ou d’interface geek pour briser l’immersion. Les messages apparaissent et disparaissent en runes rouges flamboyantes. Des ombres laiteuses et translucides de joueurs connectés parcourent les niveaux en même temps que vous. Ca et là le contact avec des flaques de sang au sol permettent d’assister aux derniers instants d’autres tombés au combat… et d’anticiper un péril proche pour l’instant encore invisible.

Des moyens d’alertes et d’auto soutien à la hauteur des situations complexes et stimulantes que sait créer le titre pour éprouver sa jouabilité hack and slash / action RPG et les nerfs du joueur. Etre entouré de personnages que l’on vient de sauver mais qui parasitent votre visée au moment critique et que l’on devra finalement se résoudre à exterminer. Etre obligé de faire des aller et retour entre des monticules de terre de peur d’attraper la peste dans un marécage grouillant tout en érodant patiemment, flèches après flèches la barre de vie d’un gobelin géant. Si Demon’s soul prend, jusque dans ses inoubliables boss fight, un plaisir sadique à compliquer la progression du joueur par des combinaisons de péril fatals, c’est parce qu’il offre un degré de liberté tout aussi ample dans la résolution de ses situations intenables. En premier lieu, si la classe à choisir au départ du jeu influe sur les compétences et la façon de jouer, elle demeure ni plus ni moins qu’une nuée de stat dont le cours est totalement permutable en cours de jeu. Explications : je crée un magicien, ses prédispositions de départ l’avantageront sur le terrain des sorts mais rien n’empêche de ne faire augmenter que sa force brute et sa dextérité jusqu’à en faire un personnage équivalent à la classe « barbare » capable de manier de lourde épée. De fait, autant pour le magicien, le barbare que le chevalier, l’usage de telle ou telle arme n’est jamais plus lointaine que les points d’expérience qui vous manquent pour la manier.

Cette étonnante et peu orthodoxe liberté dans la gestion de son personnage se retrouve également dans la façon d’envisager des situations à priori désespérée. Comment récupérer cet item posé au sol et gardé par un squelette dont un seul coup suffit à renvoyer le joueur au début du niveau ? L’affronter au corps à corps en essayant de le faire glisser en contre bas ? Chercher le bon angle et patiemment le cribler de flèches pendant un bon quart d’heure ? Foncer en kamikaze sur l’objet convoité en priant pour que la lame de son gardien ne nous touche pas avant ? Si Demon’s soul est aussi difficile c’est par souci de récompenser l’imagination du joueur, son envie d’essayer ses centaines d’items souvent temporairement inutilisables et dotées de propriétés obscures, comme lui faire apprendre ces dizaines de sorts (dont une poignée flirtent doucement avec la tricherie pure et simple tant ils se révèlent destructeurs).

Plus loin, il camoufle ça et là de vrais faux bugs (une faille permettant d’entamer la vie d’un boss avant le combat, un angle de vue qui permet à l’aide d’une seul flèche de prendre l’IA ennemi en traître pour le faire se jeter dans le vide), bien cachés mais de temps à autres révélés par le message confraternel d’un joueur solidaire. Ajoutez à cela de multiples choix moraux influant directement sur l’évolution de la proposition de jeu ; un système cosmologique de « tendance du monde » ouvrant des chemins alternatifs et faisant apparaître d’autre ennemis et personnages selon les victoires et les échecs du joueur ; la possibilité de faire évoluer ses armes et de les équiper librement sur deux mains ; l’absence d’ordre imposé pour atteindre le bout des différents mondes; un système d’achat des points d’expérience retors mais qui force à la précaution… N’en jetez plus ! Bien sûr, en contrepoids de l’édifiante richesse de sa proposition, on pourra objecter au titre de Sony le caractère lourdaud de ses menus et une seconde partie de jeu étriquée (à partir du troisième chapitre de chaque monde), réduite quasi exclusivement à des boss fights. N’empêche : plus qu’un Oblivion à la japonaise, Demon’s soul traite la notion de difficulté comme La corde d’Hitchock traitait le plan séquence. Comprendre qu’il en fait sa matière première, son terrain d’étude et le premier rouage de son inquiétante machinerie. En accordant et mettant en scène les outils on-line adéquats, ce niveau de cruauté déraisonnable forme soudain le terreau conceptuel brillant d’une solidarité inter joueur. Où les silhouettes de fantômes égarés devancent nos propres errements. Où les flaques de sang annoncent nos prochains trépas. Où des bouteilles à la mer de compagnons d’infortune invisible transforment quelques niveaux aussi sublimes que cauchemardesques en cartes amicalement annotées d’une géographie de la douleur.