Qui aurait pensé qu’un jour Electronic Arts, après tant de licences sportives qu’on accueillait chaque année d’un oeil morne et blasé, au point de nous faire oublier ses meilleurs titres, puisse sortir un jeu à l’ambition digne des chefs d’œuvre du jeu vidéo ? Ce n’est pas qu’on y croyait plus, plutôt que notre vision était brouillée par trop de parasites, de jeux commerciaux sans réel talent. Et puis là, coup sur coup, Mirror’s edge et Dead Space : d’un côté un jeu concept à moitié réussi mais qu’on aime, de l’autre un survival horror hyper maîtrisé. Presque un virage de la part d’EA, ou peut-être une réelle volonté de se refaire une identité avec la plus haute exigence. Mais peu importent les raisons de cette nouvelle ligne éditoriale, les jeux sont là, et ils comptent. Leurs ambitions respectives sont telles qu’ils figurent déjà en bonne place dans ce qui s’est fait de mieux en 2008. Des deux titres, Dead Space est certainement le plus classique mais le plus évident. Le plus abouti aussi, tant il fait preuve d’une cohérence esthétique et d’un design global presque sans faille. Jusqu’à aujourd’hui, Resident evil 4 régnait sur le survival horror, moins indétrônable que sans successeur potentiel. Mais l’empereur du genre a désormais un dauphin de taille, de ceux qui pourraient bien faire vaciller la gloire de Capcom en attendant la sortie du cinquième épisode, sans Mikami aux commandes – parti fonder Platinum Games, il a mieux à faire, comme par exemple un jeu pour E.A avec Suda 51, drôle d’ironie. Alors quoi, Dead Space meilleur que Resident Evil ? Pourquoi pas.

On peut en effet oser préférer le jeu d’E.A, pas par effet de contemporanéité, parce qu’on est sur PS3 ou 360 et qu’on a désormais un peu honte de notre PS2, non, c’est autre chose. Dead space n’a certainement pas la perfection du jeu de Mikami, son rythme implacable et habilement dosé, son gameplay serré et ses innovations devenues depuis des canons repris par tous. Son avantage, c’est de venir après, d’être une somme, une synthèse, poussant ainsi les éléments clés du genre à un degré d’efficacité que d’autres n’ont pas. Il peut ainsi tout reprendre, d’Enemy zero à Resident evil en passant même par Bioshock et Metroid sans n’avoir honte de rien, encore moins de ses pères. Car Dead space en impose malgré les apparences. Si la vue à l’épaule, la gestion des armes et des munitions (en quantité réduite), les messages audio, le système d’upgrade ou encore l’univers tout droit inspiré d’Alien évoquent moult réminiscences, le jeu à quelque chose que les autres n’ont su porter à un tel niveau d’exigence : la mise en scène. Mettons immédiatement Silent hill 2 hors catégorie, trop incomparable et unique pour être mesuré à quelconque autre titre. Si Dead space apporte sa pierre à l’édifice, loin, très haut, au sommet, c’est sur un autre versant, moins poreux, insaisissable, sentimental, psychologique que le jeu de Konami.

La leçon que donne EA ici se joue donc ailleurs, sur un territoire plus conventionnel mais pas pour autant négligeable, bien au contraire. La force de Dead space tient dans une cohabitation parfaite sinon idéale entre la mise en scène du jeu et celle dont on dispose. Il y a d’abord l’ambiance, l’atmosphère, les entrailles tubulaires du vaisseau dans lequel on erre en solitaire. Ces longs boyaux de métal décalqués du film de Ridley Scott croulent sous une pesanteur moite, comme un environnement aseptisé devenu suffocant et suintant. La vapeur s’échappant au fil de ces tunnels éclairés aux néons crée l’illusion d’une structure organique et vivante, incertaine. Chaque couloir, sombre, exigu, aux perspectives bouchées, semble être une avancée vers une mort probable ou possible. L’espace est saturé, fermé telle une cellule oppressante forçant à évoluer lentement par peur de rencontrer un nouvel alien derrière une porte ou au détour d’un couloir. Il nous arrive de sortir, de voler en apesanteur, mais toujours cette sensation de clôture, d’enfermement. A priori rien que du classique, un environnement familier, vu et revu au cinéma. Justement, c’est parce que Dead space connaît son sujet par cœur, que grand cinéphile il a examiné au scanner les films de Scott, Cameron ou Fincher sous toutes leurs coutures, qu’il peut faire la différence. Celle-ci est simple : doser la peur, gérer l’angoisse, nous manipuler avec les bases du cinéma mais adaptées au jeu vidéo. Alors la démonstration peut commencer.

Et c’est ici que tout va se jouer, là où Dead space déploie ses ailes pour rentrer dans l’histoire. EA a peut-être pour la première fois avec autant d’exactitude et de précision su s’accaparer les moyens du cinéma. Un exemple : le jeu sur le profondeur de champ. Rarement un titre ne l’a autant exploité, les aliens surgissant au bout d’un couloir, parfois pour seulement créer du mouvement, une forme au loin dont on ne peut prévoir la réaction. Si l’effet semble usé jusqu’à la corde, Dead space joue avec une telle perfection millimétrée de la distance, du point de vue, du déploiement des scripts, qu’il enterre tout ce qui a été fait avant. On ne peut lui enlever son côté forain, cette allure de maison fantôme avec ses montres jaillissant toujours au moment opportun, mais le dosage est si savamment orchestré que la tension est effroyable. On reste parfois tétanisé de crainte malgré notre arsenal permettant de trancher dans le lard ces foutus aliens. Le réalisme prenant des proportions délirantes alors que tout est écrit, étudié, pour prendre par surprise. Autre effet exploité avec maestria : le hors champ. Le vaisseau grouille de sons parasites, de cliquetis de métal, de bruits de pas dont il est impossible de déterminer la source. Tout est alors incertitude dans cet espace habité, le danger peut surgir du moindre recoin, nous ne sommes maîtres de rien. Dead space sait ainsi entretenir le suspens mieux que la plupart des films d’épouvante aujourd’hui, allant jusqu’à reprendre pour la première fois (de mémoire) dans un jeu vidéo, l’archétype fondateur de la mise en scène au cinéma, le champ / contre champ. Effet garanti : rentrer dans une pièce, puis se retourner et voir furtivement un alien passer dans l’embrasure de la porte fait exploser le trouillomètre. Jamais un jeu ne l’avait employé dans la continuité, en temps réel, sans cut scene, et de manière aussi imprévisible, conçue comme un pur effet de mise en scène. Simple, et redoutable.

Mais l’écriture du jeu, le level design et la direction artistique ne sont pas les seuls garants de la réussite de Dead space. Le scénario est bidon, ce qui lui fait au moins un point commun avec Mirror’s edge. Pas de quoi avoir des regrets, on a pris l’habitude – on ne peut pas aussi demander tout, tout de suite, à EA, soyons raisonnable. L’autre point fort, c’est la caméra. A priori rien de nouveau, une vue plus ou moins à l’épaule façon Resident evil. Ce qui change, c’est la position, l’axe, légèrement différent, plus éloigné, permettant de bien mettre en valeur le personnage dans l’espace, et ainsi de mieux jouer avec la mise en scène du jeu. Pour ça, il faut prendre son temps, ne pas rusher, avancer au pas, soigner ses cadrages, ses mouvements d’appareils, jouer avec le velours des travellings. Là encore on dira qu’on connaît la chanson, pourtant non, la caméra est plus qu’un outil du gameplay permettant de se resituer. Rarement elle n’a été aussi bien mise à disposition pour se fabriquer sa propre mise en scène. C’est ainsi, dans cette balance parfaitement mesurée entre le jeu et ce qu’on en fait, que réside le secret de son expérience. A cela, il faut ajouter l’interface : d’une conception étudiée avec soin, tout se joue en temps réel, sans break par un quelconque menu pause. L’ergonomie est idéale et l’effet parfois bluffant, notamment lors de petites séquences vidéos holographiques dont on peut ajuster la vision grâce à la caméra. Tant de soins apportés aux détails par de petites trouvailles (comme la barre de vie sur l’épine dorsale du perso) permettent à Dead Space de renouveler le genre avec classe. On pourra chipoter sur deux trois détails comme une certaine répétition à l’usure, mais ça n’est rien comparé au « plaisir » que le titre procure.

Frisson intempestif, ambiance poisseuse, effets gore traumatisants, stratégie cornélienne et éprouvante des combats, cut scene à hurler seul dans son salon, Dead space est un jeu au souffle court qui maintient la pression comme nulle autre. Il réveille notre peur du noir et renvoie à des instincts très primitifs. C’est encore là sa nuance avec les zombies razzia de Mikami, il laisse glisser son scénar de série B pour mieux mettre au devant un rapport frontal aux sensations. Avec un minimum d’éléments, il crée une tension maximale qui se nourrit autant de ce que le jeu produit que de notre imagination. En poussant le bouchon un peu loin, on pourrait dire qu’il y a du Tourneur dans Dead space, qu’EA a retenu les leçons de Cat people, cette angoisse indicible, la peur de l’invisible, d’une forme de bestialité tapi dans l’ombre suscitant la paranoïa, l’illusion, toutes proportions gardées. Un jeu à la fois physique, titillant les nerfs jusqu’à les chauffer à blanc, et mental, à vivre comme une expérience allant à la racine de nos affects – touchant ainsi du doigt des émotions moins enfouies que contenues en chacun. Cette capacité à nous révéler dans nos instincts les plus élémentaires, pour les faire tourner en boucle, telle une longue séance de torture dont nous serions le bourreau et la victime, fait de Dead space le jeu le plus masochiste jamais conçu. Il faut accepter de revenir dans cette prison émaillée d’aliens décharnés, de personnages qui se suicident devant vous, d’autres que l’on tue par erreur dans le feu de l’action. Morbide et à la fois fascinant, EA a conçu un jeu limite. Il n’aura jamais la poésie mélancolique et dépressive d’un Silent hill 2, sa terre noire est ailleurs, peut-être plus profonde, sourde, violente, pulsionnelle.