Pour un jeu qui force très souvent à choisir (marque de fabrique des jeux signés David Cage), Beyond : Two Souls veut paradoxalement tout embrasser. Chronique sociale, récit d’horreur sur l’enfance, thriller métaphysique, drame familial, comédie romantique, conte mystique, film d’espionnage. James Cameron, Ken Loach, M. Night Shyamalan et William Friedkin, en quelques sortes. De fait, Il serait facile de multiplier les interprétations foireuses au sujet de son titre Beyond : Two Souls : entre cinéma et interactivité, entre fulgurances sentimentales et grosses ficelles de blockbuster, entre libre-arbitre et dirigisme. Mais l’inventaire des paradoxes ne passionnera que les (mauvais) critiques. Beyond : Two Souls mérite mieux que ça.

Oui, c’est un titre fragmenté à la maniabilité étrange. Surtout, un portrait de femme unique et bouleversant. Depuis l’enfance, Jodie est reliée à une entité invisible, Aiden, dont les manifestations paranormales ne vont pas tarder à provoquer son exclusion sociale puis à attirer l’intérêt de la CIA qui voit en elle une arme à exploiter. Premier baiser. Eclatement familial. Première mise au ban par ses camarades. Crise d’ado. Non seulement Quantic Dream dépeint toutes ces étapes de l’existence avec justesse et sensibilité mais se permet aussi d’aller beaucoup plus loin. Sans trop en révéler, Beyond : Two Souls place frontalement le joueur en position d’arbitrage devant des questionnements éthiques d’une violence radicale (l’euthanasie, la prostitution, la survie des sans-abris, le suicide, la cruauté adolescente…). Dans ces moments-là, on dépasse le cadre du divertissement ludique pour un voyage introspectif sans équivalent. Car si nous sommes les premiers à défendre l’idée que le jeu vidéo est une fiction, une pure virtualité (sans responsabilité des faits divers de la vraie vie), il est à parier que Beyond : Two Souls provoquera chez ses joueurs de profondes (voire dérangeantes) réflexion sur soi. Qu’importe alors le peu de conséquences effectives de telle ou telle décision qui semblait, quelques minutes plus tôt, si cruciale. Contrairement aux précédents titres du studio, Beyond : Two Souls n’en est plus à feindre une large exploration des possibles scénaristiques (ce n’est pas son objet). Il s’occupe plutôt d’introduire de légères variantes dans une timeline bien définie. Il en résulte une histoire plus cohérente et plus sombre dont les rares rayons de lumières narratifs sont paradoxalement les plus émouvants. D’ailleurs, malgré une filmographie déjà flatteuse, on a rarement été aussi désarmé et touché par l’interprétation sobre, parfaite d’Ellen Page que pour son rôle de Jodie. La suivre de l’enfance à l’âge adulte dans une chronologie non linéaire fait partie des meilleurs idées de ce titre singulier.

L’autre grand protagoniste, c’est évidemment l’entité surnaturelle, Aiden. Si en de rares épisodes, il intervient de son propre chef, il donne surtout corps à la volonté du joueur et sa liberté maximale. Investi de ses pouvoirs (déplacer des objets, prendre possession de certains personnages…), le joueur se retrouve en tension entre l’envie première de générer le chaos et le sentiment de devoir de protéger Jodie. Une responsabilité morale forte qui implique parfois de ne rien faire, rester au stade de spectateur bienveillant. Alors oui, on peut pester contre des contrôles imparfaits, quelques caméras bizarrement placées ou la frustration de ne pas pouvoir librement incarner Aiden à tout moment. On peut sans doute aussi questionner le foisonnement des chapitres dont certains ne feront vraiment sens qu’une fois le jeu terminé ou s’attrister d’une dernière partie un peu trop prévisible sur le terrain de la science-fiction pyrotechnique. Impossible pourtant de ne pas saluer la qualité éblouissante de sa réalisation, le soin maniaque apporté aux expressions faciales, sa mise en scène et par voix de conséquences, l’efficacité de son récit. Pour le reste, Beyond : Two Souls marque un tournant pour Quantic Dream. Débarrassé des quelques codes foncièrement gamer qui faisaient office d’alibi à Heavy Rain, embrassant totalement son ADN hybride (jeu vidéo ou film interactif ? On s’en fout !), Beyond : Two Souls offre une expérience courte mais mémorable et au blockbuster en particulier son portrait de femme le plus émouvant et émancipé.