D’emblée, il y a quelque chose de louche à voir arriver en 2014 une édition « 20e anniversaire » d’un jeu sorti en 1991. C’est que le classique d’Éric Chahi a déjà connu d’innombrables versions depuis sa naissance sur Amiga : portages divers, améliorations plastiques puis audio (avec l’apparition du format CD), suivis d’inévitables versions « anniversaire » (il y en avait déjà eu pour les 15 ans) accompagnées de refontes graphiques et recontextualisant le jeu à l’aide de making-of rétrospectifs. Au fil des ans, Another World s’est donc installé en position de jalon incontestable dans l’histoire du jeu vidéo, statut qu’il doit autant à son caractère visionnaire qu’à ce retour perpétuel et un peu forcé dans la mémoire collective.

Grâce à un travail discret de lissage graphique (la remastérisation HD conserve la simplicité des aplats d’origine), cette mouture pour consoles et portables nouvelles générations reste fidèle à l’esthétique d’époque. L’enchantement visuel, la douce mélancolie d’un ailleurs rêvé sont immédiatement saisissables pour qui a fait le jeu à l’époque ou non. La puissance d’évocation séduit encore aujourd’hui, ce qui rend justice à la singulière acuité artistique de Chahi, alors inspiré par les univers extraterrestres de Richard Corben et l’emploi de la rotoscopie dans le Karateka de Jordan Mechner. Mais avec le temps, cette radicalité visuelle (pas d’interface, séquences uniques, inserts cinématiques) pointe aussi la limite ludique d’Another World, qui semble appartenir à une catégorie perdue de vue : l’aventure cinématographique, où le joueur doit s’accorder aveuglément à un scénario programmé, où chaque faux pas est sanctionné, où aucune latitude n’est permise si l’on veut accéder au prochain tableau animé. Ce genre, c’est celui de Dragons Lair – influence avouée par Chahi – qui explosa à l’époque du Laserdisc et des CD interactifs (Zelda: The Wand of Gamelon, Road Avenger, etc.) avant de connaître quelques ultimes balbutiements (les deux épisodes de Fear Effect).

Il faut bien l’avouer : Another World est quasiment injouable en 2014. Déjà évidentes à l’époque, son extrême rigidité et la résolution absconse de certains passages nous font désormais lâcher la manette, nous qui étions volontiers patients il y a vingt ans. Le jeu s’apparente à un die and retry, mais son cycle de morts et de recommencements, plutôt que d’initier un désir de dépassement des épreuves, n’engendrera qu’une frustration lassée. Il faut dire qu’à force de tout sacrifier à la contemplation, Another World en oublie souvent d’être un jeu vidéo – sans doute était-ce là aussi sa force. Cette nouvelle version ne proposant pas d’assouplissement du système de jeu, on pestera toujours face aux errements d’un gameplay qui fait la part belle aux animations mais reste in fine insaisissable (bonjour, les séquences de fusillades avec boucliers électromagnétiques !).

Malgré tout, en rejouant à Another World, il est impossible d’omettre à quel point l’orfèvrerie d’Éric Chahi a pu nourrir nombre d’auteurs par la suite. Comment ne pas penser à Oddworld : lOdyssée dAbe alors qu’on est amené à coopérer avec une créature étrangère guidée par une intelligence artificielle ? Comment ne pas reconnaître l’ancêtre de Limbo alors qu’on parcourt des boyaux caverneux truffés de pièges ? Comment ne pas revoir les falaises à pic des jeux de Fumito Ueda alors qu’on explore les franges d’un monde lunaire ? Another World est indiscutablement une œuvre séminale du jeu vidéo, mais qui interroge toutefois la capacité du média a vieillir. À l’inverse du cinéma, de la littérature, de tous les arts en somme, l’histoire du jeu vidéo semble être constituée d’œuvres que le passage du temps rend de plus en plus difficiles à apprécier. C’est un problème ontologique sur lequel il faudra un jour se poser. À cet égard, l’édition « vingtième anniversaire » d’Another World s’apparente, pour le meilleur ou pour le pire, à un objet de musée.