Si Animal Crossing: New Leaf peut se comparer à un âge d’or environnemental, politique et social, Happy Home Designer fait alors figure de purgatoire salarial privatisé par Macron et Sarkozy. Il a des airs d’antichambre kafkaïenne, voire de cauchemar climatisé, où le joueur se voit condamné à un aliénant destin, mi-Valérie Damidot, mi-Sisyphe, totalement bloqué.

Rappel : Animal Crossing, série pérenne dans l’expansion de son univers choupi et de ses mécanismes de jeu méritocratiques, représente une utopie libérale en temps réel dans laquelle le monde ne serait qu’une série de villages peuplés d’habitants zoomorphes bavards et débonnaires. La nature ? Une corne d’abondance. Le vivre ensemble ? Du small talking, du troc et des rapports de bons voisinages. Pas de tension religieuse, pas de chômage, pas de pollution, tout au plus, du boursicotage sur les navets (dont personne ne pâtit), et beaucoup de déclarations d’amitié spontanées (palliatif suffisant à l’absence de relations affectives ou sexuelles compliquées). À hauteur de jeu vidéo, Animal Crossing illustre le monde meilleur plutôt que le meilleur des mondes.

Désormais licence pivot pour Nintendo (27 millions d’exemplaires en seulement 5 épisodes), il semblait naturel qu’elle s’offre un spin off, et plus logique encore, qu’il soit focalisé sur l’activité préférée, obsessionnelle des Crossers: la décoration intérieure. Nouvel employé dans l’agence immobilière de Tom Nook, l’avatar du joueur se voit très simplement confié d’aménager chaque jour une maison et son jardin au plus près des goûts du futur habitant. Dès les premières missions clients, l’interface tactile d’aménagement se montre bien plus efficace, souple que dans New Leaf tout en annulant certains “principes de réalité” propres à la saga (et à son temps réel). Normalement, un meuble ne tombe jamais du ciel. Il est commandé depuis un catalogue puis reçu le lendemain dans la boîte aux lettres, ou bien échangé mano à mano à un voisin ou encore acheté en magasin et retiré de son rayon. Dans HHD, il sort de nulle part, sans prix ni coût d’ailleurs, ex-machina, se pliant à une logique héritée des Sims (dont AniCros avait toujours pris soin de se démarquer).

Deuxième coup de canif dans l’ontologie Crossienne, on s’aperçoit rapidement que quelque soit la fierté personnelle (toujours pas de note ni de scoring punitif) d’avoir achevé une déco de maison avec goût et sens du détail, le client n’est rien de plus qu’un gros pigeon (sans jeu de mot). Si d’aventure ou par lassitude, on bâcle le travail en se contentant d’installer les trois meubles de la liste, le futur habitant se tiendra quand même là, tout sourire à jurer ses grands dieux que vous venez de lui changer la vie. Impensable ! Pourtant sous ses airs de paradis communautaire Animal Crossing a toujours fait sienne une sociabilité dont les mots et les actes sont des précieux indicateurs de notre acceptation par l’autre. Un habitant pouvait se vexer de nos gestes, de nos manques d’attention et déménager. Dans Happy Home Designer, c’est un veau béat de gratitude qu’on lui ait ouvert deux cartons et remis les clés de son trou à rat  avant de l’y laisser moisir. Régression totale, à ce stade de béni-oui-ouisme, il devient impossible de parler d’intelligence -même artificielle.

Dernier cercle, vous n’êtes pas qu’un employé, vous êtes un esclave (non payé, un stagiaire à vie donc) dont l’existence commence quand il franchit le seuil de son lieu de travail et qui -symboliquement- décède chaque soir en tapant son rapport. De son salaire ou du montant de la facture adressée au client mongolo, nulle trace. Tandis que New Leaf vous récompense de chaque partie de pêche ou de service rendu en items ou en Clochettes (la devise reine d’Animal Crossing) sonnantes et trébuchantes, ici aucune récompense autre qu’une tape dans le dos, d’un “je savais qu’on pouvait compter sur toi” et autre “t’es le meilleur”. Ode à l’abnégation et au travail bien fait, ou conte cynique sur la destruction du salariat approuvé par le médef, on ne sait pas, on ne sait plus. Peu à peu (et malgré la charge supplémentaire et honorifique de se voir confier des travaux publics), on se prend à rêver de pouvoir gaver notre avatar de Xanax, qu’il dispose d’un lance flamme pour foutre le feu à toutes ses maisons témoins et ces habitants ahuris. On se demande enfin dans quel cauchemar politique Nintendo est allé puiser une telle perversion de toutes les valeurs humanistes qu’Animal Crossing a jusqu’ici incarné.