Zoot Woman, le nouveau concept-band de Jacques Lu Cont, sort Living in a magazine, un album néo-nouveau romantique, entre Kraftwerk et Human League, mâtiné de critique sociale sur le pouvoir des médias. Mais le groupe lui-même semble tout droit sorti d’un magazine tendance. Contradiction ? Analyse…

Lorsque la musique atteint son ultime degré de formatage, lorsqu’elle n’est plus que l’application méticuleuse et automatique du règlement intérieur, de règles très précises et très simples, archétypales et sempiternelles, frappant sans détour le système nerveux et y produisant sans délai leur effet sur des sujets entraînés, formés à apprécier le gimmick et la recette ; lorsque la musique est un système, l’éternelle répétition de la même ritournelle, le cycle mensuel, hebdomadaire, quotidien, instantané, de la formule de base, de la méthode éprouvée ; lorsque la musique est réglée comme du papier à musique, calibrée, mesurée, compressée, compactée, emballée, pesée, vendue et prostituée ; lorsque la musique ne sort pas de l’ordinaire ; lorsque notre ordinaire est fait de musique, de musique ; alors, reste le véritable plaisir de reconnaître cette musique, le plaisir simple de s’y soumettre, comme à une habitude honteuse mais simplement pourvoyeuse de félicité, trop ancrée pour qu’on s’en défasse sans déplaisir, trop spontanée pour qu’on la rejette sans danger ; restent la convention et la douce tyrannie du groupe, l’absolution généreuse de la masse et la voluptueuse servitude volontaire. Et puis, restent des groupes comme Zoot Woman, qui appliquent la recette, qui connaissent la méthode, et qui en jouent comme d’un point de non-retour au-delà duquel la musique n’existe plus, mais où seuls subsistent des attitudes et des concepts, des formes et des images, des standards standardisés et des poses poétisées. Notre second plaisir se trouve donc là, dans l’exhibition littérale de la mythologie, dans la re-création à la lettre de la star par elle-même, néantisée dans son excès de présence, détournée dans sa re-représentation sans fin, par une perversion magique du style, un éclairage trop fort, tenu à bout de bras et dirigé vers soi, qui commence par gommer le grain de la peau et finit par révéler le squelette qui la tend.

Man-packaging

Les Zoot Woman (Johnny Blake, Adam Blake et Stuart Price aka Jacques Lu Cont) nous reçoivent en costards blancs et gris, cravates à bouts carrés, étranges chaussures-chaussons en cuir, maquillés comme sur la pochette de leur album. « On a une séance photo… Non, en fait je ne peux pas sortir de chez moi sans maquillage (rire)… Mentalement, nous sommes habillés de façon encore plus outrancière. Le look, ça fait partie du « package » pop. On se doit d’avoir une image qui accompagne la musique. Un groupe ne peut pas faire tel genre de musique et avoir un look complètement différent. Il nous faut avoir du « pop-appeal », puisque nous faisons de la pop. Si nous portions des jeans et des tee-shirts, ce ne serait pas cohérent. » La cohérence du projet Zoot Woman tiendrait donc à l’adéquation entre l’image et la musique, la forme et le fond, comme produit total, sans interstice ni sujet, mais pur objet, ne laissant rien échapper de son éclatante théâtralité. Rien ? « Ce n’est pas non plus une stratégie de notre part. Pour nous, c’est une passion, qui inclut la musique et l’image. Le côté sérieux de cette passion se trouve dans le songwriting, la composition, la musique, et l’image vient ensuite. Nous n’y pensons pas vraiment avant d’avoir composé nos chansons. Nous ne sommes pas Menswear ou Gay Dad, qui réfléchissent d’abord à leur image et essayent ensuite d’y faire coller leur musique. Si tu penses que l’image est plus importante que la musique, tu fais de la musique pour de mauvaises raisons. Nous sommes des musiciens avant tout. Nous pourrions être effrayés d’être d’abord appréciés pour notre image, mais nous savons que la musique la justifie, et qu’elle peut avoir suffisamment d’impact pour éclipser au final cet aspect du groupe. Si nous n’étions pas confiants dans notre album, nous ne serions pas aussi sûrs de nous pour notre image. »
Music non stop

Il y aurait donc un fond de mauvaise conscience dans ce groupe spectaculaire entre tous, qui veut légitimer son lumineux apparat par une création plus noble, celle de l’Art musical : écrire des chansons, composer des mélodies, jouer de la guitare… Restaurer un peu d’authenticité dans un monde factice ? « Si tu nous mets tous les trois autour d’un piano et d’une guitare, je doute qu’il en sorte quoi que ce soit. Faire de la musique nécessite à chacun de pouvoir rentrer en soi-même, d’aller y chercher l’émotion qui produira la mélodie et la chanson. Pour ensuite amener cette chanson au groupe et la travailler ensemble. » Dommage que Zoot Woman ne se rende pas compte que tout son Art justement tient à cette manière si naïve et si magnifiquement autodestructrice de se mettre en scène constamment, au risque de disparaître derrière les mannequins de cire, secondaires nous dit-on, qui font cependant tout l’intérêt de cette entité. Mais puisqu’ils veulent parler musique… « On travaille sur beaucoup de sources : un sampler Oberheim Proma, un Yamaha DX7, de vieux synthés, qu’on retravaille ensuite sur ordinateur. On essaye de produire ce contraste entre des sonorités datées et une production très moderne, comme la guitare travaillée sur Living in a magazine, qui sonne entre la guitare et le synthé, sans qu’on sache vraiment quel instrument est joué. Les 80’s ne constituent que 10 % de nos influences. Nous sommes autant influencés par la musique des années 50, 60, 70 ou par celle d’aujourd’hui. On aime bien les groupes des années 80 parce qu’ils apportaient quelque chose de neuf à la musique, grâce à la technologie et au progrès de la production, quelque chose de brillant et de rafraîchissant. »

Dying in a magazine

Et qu’en est-il de cette reprise de Kraftwerk, The Model ? Entre le groupe de Dusseldorf et Zoot Woman, on trouve plus qu’une communauté de thèmes, autour de la facticité, de la mécanisation, de la virtualité. Jusqu’aux photos du groupe, photoshopées et glacées comme l’étaient les robots kraftwerkien en leur temps… « Cette reprise n’était pas une bonne idée. Tout le monde nous parle de ça maintenant. Mais nous ne sommes pas des fans irréductibles de Kraftwerk. Si nous avons fait une reprise de leur chanson, c’est plus pour la chanson elle-même que pour Kraftwerk, parce que les lyrics reprenaient les mots « living in a magazine » et s’appliquaient bien au concept général de l’album : une observation des médias et de l’industrie de la mode. » Alors, quelle est la grande théorie de Zoot Woman sur les médias ? « Le glamour, les modes, et la plupart de nos comportements n’existent que par les médias. Les médias ont le pouvoir de les créer ou de les supprimer. Les gens lisent les magazines en se disant « Wow, c’est comme ça que je dois m’habiller, c’est comme ça que je dois manger, c’est comme ça que je dois penser ». Les magazines sont comme des manuels d’instructions pour beaucoup de monde. Mais que savent-ils de plus que nous ne savons pas ? On perd notre individualité en obéissant à leurs prescriptions. Nous avions envie de parler de ça dans nos chansons. »

Synthetic love

Ce groupe est fabuleux : composant un album sur les méfaits des médias tout en paradant avec le plus parfait cynisme dans les revues tendances… « Mais la contradiction est une part de la créativité ! Personnellement, nous n’avons pas de problèmes avec les magazines, nous en lisons, nous y paraissons. Se retrouver dans les pages des magazines est pour nous l’accomplissement d’un cycle, qui part de nos chansons jusqu’à nos apparitions dans la presse. De toute façon, nous ne faisons pas de politique, nous ne dénonçons rien, nous ne faisons qu’observer le monde qui nous entoure. Et nous avons trouvé dans l’observation des médias un bon thème, une bonne idée pour faire des chansons. De plus, nous ne voulons pas être trop ostentatoires dans cette analyse, nous ne voulons pas délivrer de message politique. C’est pourquoi l’album raconte avant tout une histoire d’amour, avec en filigrane, la relation aux médias. » Ce serait donc par l’amour, par l’instauration de véritables relations humaines et amoureuses, que l’on pourrait s’échapper de l’emprise des médias ? « Le disque commence par Automatic, qui décrit le caractère automatique, le déterminisme que constitue le sentiment amoureux ; Nobody knows parle de l’arrivée des problèmes, des difficultés relationnelles, et tout l’album décline ainsi une histoire sentimentale, avec un côté mélancolique, romantique… »

Bad taste

Zoot Woman serait donc plus qu’un concept-band armé d’un concept-album sur la société du spectacle. Derrière les mannequins, il y aurait des individus et des subjectivités. On est un peu déçu de voir nos désirs de totale facticité détruits par des singularités, qui, sans trop d’originalité, rabâchent les thèmes ancestraux de la pop-music. On les relance donc sur Daft Punk. Comme Daft Punk, Zoot Woman joue sur la nostalgie 80’s et l’image marketée. Qu’en pensent-ils ? « Une fois que nous avons fini cet album, nous avons vécu la sortie de l’album de Phoenix, et maintenant, du nouveau Daft Punk. C’est amusant de voir que des artistes différents, en des parties du monde différentes, ont les mêmes préoccupations, en termes de musique, et sans doute d’attitudes… » Peut-être s’agit-il là d’un des effets insidieux de l’influence des médias sur la création ? Et finalement, tous ces groupes ne feraient-ils pas qu’obéir inconsciemment aux ordres des prescripteurs de tendances et d’opinions ? « Oui, ce sont sans doute les médias encore une fois qui dictent ce qui est de bon goût et ce qui est de mauvais goût. Certaines personnes vont peut-être trouver notre musique de mauvais goût, parce que nous nous inspirons des années 80. Mais je ne me souviens pas des 80’s comme d’une mauvaise décade et de si mauvais goût. Il y a 80 % de merde dans la création musicale. Il faut chercher les 20 % qui sont intéressants. C’est pareil pour les années 80. Mais si tu décides de considérer la production musicale dans son ensemble, il se peut que des choses reconnues comme « de mauvais goût » te plaisent vraiment. C’est à toi de décider ce qui est bon ou non. »

Ainsi, les poupées de cire ont une âme, ne sont pas les froides machines calculatrices qu’on imagine. Est-ce rassurant pour autant de voir perpétuer ces mythes (le génie, l’inspiration, l’Art), alors qu’on les croyait depuis longtemps disparus au profit du recyclage consumériste de formes ressassées ? A vous de juger…

Propos recueillis par

Lire notre critique de Living in a magazine