Expatrié parmi les plus célébrés de l’aristocratie électronique berlinoise, le Finlandais Sasu Ripatti est marié avec Antye Greie Fuchs (AGF), joue de la batterie dans le Moritz von Oswald Trio et voit presque tous les disques de presque tous ses projets (Vladislav Delay, Luomo etc.) accueillis avec bienveillance et enthousiasme. Il y a une éternité de cela (1999), alors encore enterré dans sa Finlande natale, Ripatti était bien moins connu mais produisait une musique bien plus cruciale : celle, lumineuse, qui le rendit célèbre (« Multila », paru sur Chain Reaction en 2000) et celle, plus obscure mais pas moins fascinante, qu’il produisit pour le label américain Phtalo sous le nom de Sistol. Grâce à une réédition salutaire du label Halo Cyan, on peut redécouvrir ce moment charnière (et oublié) des marges de la techno, cousin cradingue des essais de Thomas Brinkmann ou Mika Vainio. Passablement enthousiasmé par cette jolie excavation, Ripatti en profite même pour ressusciter son vieux pseudo et lui consacre un nouvel album entièrement inédit, On the bright side. L’occasion de parler au Finlandais de son passé, et pourquoi pas aussi un peu de son présent.

Chronic’art : Pourquoi ressusciter Sistol après tant d’années ? Vois-tu un lien esthétique particulier entre le premier album éponyme de Sistol et ce nouveau On the bright side ?

Sasu Ripatti : Sistol ne recouvre aucun projet esthétique spécifique. On m’a proposé de rééditer le Sistol original de 1999 en même temps que je cherchais une idée de nom pour sortir des nouveaux. Ca tombait bien. Le concept, l’idée initiale derrière les morceaux sont aussi assez proches. Et j’ai eu l’impression d’être dans un état d’esprit, une humeur assez proche de celle dans laquelle je me rappelle avoir baigné à l’époque du premier. Bien sûr, dix ans ont passé, j’ai beaucoup évolué musicalement, il était donc inévitable que la musique ne soit plus la même. J’ai déjà commencé à enregistrer des nouveaux morceaux pour un prochain disque de Sistol, et c’est encore différent de On the bright side. Si je refaisais un disque de Sistol de la même manière que de 1999 avec la technologie d’aujourd’hui, ça n’aurait aucun intérêt – ça ressemblerait à un disque de Minus (le label de Richie Hawtin, ndlr).

Comment vois-tu l’évolution entre les deux disques ?

C’est mon rapport avec la musique électronique en entier qui a changé. Je ne suis plus les mêmes règles. Je suis bien plus attiré par les choses plus brutes, plus physiques, que par les exigences de genres. Je me fiche pas mal de me conformer à une palette sonore limitée et à un ensemble de techniques prédéfini. Mon seul but est de me dépasser, de m’aventurer là où je ne me suis jamais aventuré auparavant, me violenter… Pourquoi ne pas me forcer à tenter des choses que je refusais de faire par le passé.

Comment sépares-tu les morceaux de On the bright side de tes autres projets récents (le « Convivial » de Luomo, le « Tymmaa » de Vladislav Delay) ? Y a-t-il une justification poétique à déchiffrer dans le titre du disque ?

J’ai du mal à les séparer d’une vue d’ensemble. Pour une raison ou pour une autre, la seule justification plausible à la nature multiple et éclatée musique est le plaisir que j’ai à la faire et à la pratiquer, et le fait de m’éparpiller dans autant de projets marginaux est le moyen que j’ai trouvé pour rester excité, nourrir mon inspiration… simplement satisfaire mon appétit musical. Le titre de l’album, comme les titres des morceaux, sont de la pure fiction, de l’humour noir. Mais j’ai bel et bien l’impression de fouler un chemin plus neuf, moins sombre qu’il y a quelques années.

Comment expliques-tu ce vieux besoin de continuer à changer de nom d’un projet à l’autre, qui était bien plus répandu il y a dix ou quinze ans ? C’est particulièrement ambigu dans le cas de ce disque, qui sort sous le nom de « Vladislav Delay as Sistol »…

J’aime bien l’idée, et je crois que ça me motive vraiment à faire de la meilleure musique, des meilleurs albums. Un ou deux noms différents, ça n’aurait aucun sens. Ca ne serait pas réglo vis-à-vis du public non plus, qui a le droit de savoir s’il doit s’attendre à un disque de pop ou de free jazz. Faire tourner les pseudos, c’est comme une variation autour d’un thème, un nouveau départ vers de nouvelles petites aventures à chaque fois.

Comment juges-tu le premier album de Sistol après tout ce temps ?

L’idée de rééditer ce disque après tout ce temps m’a tellement plus que j’ai tenu à m’occuper du remaster moi-même. Je me rappelle avoir enregistré l’original à toute vitesse, et je ne pense même pas qu’il ait été masterisé à l’époque. Aujourd’hui, j’ai le matériel nécessaire et les oreilles bien plus éduquées. C’est comme une mise à jour : je peux enfin faire en sorte que l’album sonne comme je le souhaitais à l’époque. Mais j’ai du mal à savoir quoi penser de l’intérêt de cette musique dans l’absolu. Je suis incapable de porter un jugement sur un morceau que j’ai fait après l’avoir terminé. Je peux seulement juger de la qualité sonore, qui n’a pas toujours été aussi optimale que je l’aurais souhaité. J’ai beaucoup appris par l’erreur, et j’apprends encore quand j’écoute mes vieux morceaux. Ceci dit, ces vieilles productions sont liées à une époque spécifique, à d’autres humeurs souvent très personnelles. J’ai souvent peur qu’elles ne correspondent plus au monde d’aujourd’hui… Peut-être parce que j’ai trop changé. Je ne trouve aucun de mes vieux disques embarrassants, mais je n’en trouve aucun satisfaisants non plus.

Je me rappelle d’un article dans The Wire à l’époque de Multila, en 2000, où tu expliquais que ce qui rendait ton son si unique, entre flou, souffle et luminescence, était purement accidentel et lié à la nature sommaire de ton home-studio. On retrouve ce son sur les morceaux du premier Sistol, qui a pourtant disparu dans tes disques suivants… En le redécouvrant dix ans plus tard, tu es plutôt fier ou embarrassé par ce grain magique ?

C’est entre les deux. J’aime assez comment ces disques sonnent, mais j’ai du mal à supporter les erreurs, l’amateurisme et l’inexpérience qui les ont fait naître. J’étais aussi tellement défoncé en permanence que j’entendais à peine ce que je faisais. La seule chose dont je suis sûr à 100%, c’est que je n’ai aucune envie de recréer ce son, ça serait la pire des erreurs. Tout a tellement changé depuis cette époque…

Tu es plus à l’aise avec les outils aujourd’hui qu’avec ceux de l’époque ?

Encore une fois, c’est entre les deux. Donc oui et non. Je sais plus de choses, et je passe bien moins de temps à concrétiser formellement ce que j’ai en tête. Ceci dit, une grande partie de la musique actuelle sonne beaucoup moins bien qu’il y a dix ans. J’ai une préférence pour le vieux son du passé, mais même ceux là sonnent étrangement stériles quand on les passe dans les filtres de ces médiums digitaux qu’on nous vend comme les gadgets ultimes. Les possibilités ne cessent de se démultiplier, mais la facilité d’usage nous rend paresseux et la musique ressemble de plus en plus à du Vide lisse et professionnel.

Tu te rappelles ton intention à l’époque des premiers Sistol ? Est-ce que ça avait quelque chose à voir avec la dance music ?

Les morceaux de Sistol sont plus vieux que les disques sur Chain Reaction, plus vieux que les premiers Vladislav Delay. Pour moi, ces morceaux ont commencé comme des exercices, des entraînements techniques à partir de son de basses et de percussions. Dans ma tête, ça n’avait rien à voir avec la dance music. Ce qui est très étrange, quand j’y repense aujourd’hui.

Les effets de cette musique très minimaliste sont pourtant saisissants. C’est une musique à la fois très expérimentale et très têtue, qui semble savoir exactement où elle va.

Pourtant, il ne s’agissait que d’improvisations en temps réel avec quelques synthés et quelques effets primitifs, enregistrées en direct sur cassette. Je n’avais aucune idée de comment faire un album, voire un morceau. Je ne me posais aucune question. Je partais de rien. Tout est bien sûr bien plus compliqué aujourd’hui, où je me perds mon temps à essayer de jauger la réception publique de chacun de mes nouveaux disques.

En tant que musicien, est-ce que tu te sens plus contraint dans ton inventivité aujourd’hui qu’à l’époque ? Tu débutais, certes, mais c’était surtout le pinacle d’un age d’or pour la frange la plus expérimentale de la musique électronique.

C’était surtout plus facile parce que je débutais et que je ne connaissais rien à rien. Je vivais tout comme une opportunité fabuleuse. Et j’ai été très chanceux, que ce soit pour le premier album de Luomo ou la signature sur Chain Reaction. Je sais que ces jours ne reviendront jamais, et je sais que je dois désormais lutter, ne serait-ce que pour déterminer si les idées qui me viennent sont bien les miennes. Je dois travailler dur, plus dur que jamais. Mais le challenge est fantastique, et je m’y donne à fond.

Propos recueillis par

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