Avec son dernier film, Hana-bi, Takeshi Kitano s’est définitivement imposé comme l’un des représentants les plus talentueux du cinéma japonais contemporain. Pourtant, le réalisateur fut longtemps considéré comme un auteur secondaire, le polar asiatique étant artistiquement peu coté. Ses précédents films, notamment Sonatine et Kids Return, ayant eu une carrière trop éphémère, beaucoup exécutent actuellement un retour sur son œuvre. C’est dans cette perspective que sort dans les salles françaises son premier film, Violent cop, jusque là visible seulement en vidéo. Occasion d’apprécier un petit chef-d’œuvre, déclinant déjà à la perfection le style de « Beat » Takeshi.

Le prologue de Violent cop pose immédiatement l’ambiance. Des adolescents, apparemment comme les autres, rouent de coups un clochard dans la joie et la bonne humeur. L’inspecteur Azuma, interprété par Kitano lui-même, a assisté passivement à la scène. Sa seule réaction est de tabasser l’un des jeunes, afin que lui et ses copains viennent se rendre à la police. Cette violence, exerçant avant tout à l’encontre des faibles et des marginaux, est l’unique principe, l’unique valeur sûre, du monde urbain détaillé par Kitano. Pire, il semble qu’elle soit la seule raison d’être de l’inspecteur Azuma. Tout comme Bad lieutenant de Abel Ferrara décrit un personnage dont le seul but est d’assouvir par tous les moyens son vice et de s’y enfoncer, Violent cop met en scène un flic dont l’existence consiste à répondre à la violence par une violence encore plus expéditive. Pour ces deux films, toute autre trame narrative, en l’occurrence le déroulement de l’enquête policière, est une sorte d’alibi rendant le film visible et acceptable. A la différence de Bad Lieutenant, Violent cop ne contient pas le miracle du pardon. Le sacrifice de Azuma apparaît donc comme totalement inutile. Sa violence s’est montrée incapable de balayer le mal enraciné dans la société. La dernière séquence rend le film intégralement cyclique : la situation est exactement la même, les yakusas et les flics corrompus ont tout simplement été remplacés par d’autres.

Partant de ces quelques archétypes simples, il serait facile de voir dans Violent Cop, au mieux, un Dirty Harry japonais, au pire, un « justicier de Tokyo ». En réalité, la réflexion sur la moralité de l’institution policière et du système judiciaire intéresse très peu Kitano. Ce qui pousse le metteur en scène vers les personnages de policiers et de yakusas, qu’il incarne alternativement au fil de ses films, c’est leur intimité avec la mort. L’essence même de son cinéma est individualiste. Par leurs explosions de violence et leur cruauté exacerbée, ses personnages ne font que se cacher à eux-mêmes leur propre néant. Toute leur action va consister à trouver le moyen de dépasser, d’aboutir à autre chose qu’à un désenchantement vertigineux et sans retour.
Il s’agit dans tous les cas d’une tentative vaine et désespérée. Car aucun des personnages de Kitano ne peut échapper au tragique de son existence. La mort, le néant accompli, est toujours au bout du chemin. Ainsi, peut-on voir dans le cinéma de Kitano, comme dans celui de Sam Peckinpah, par exemple, une autopsie de la destruction de l’innocence. Voir dans Violent cop une autre version de La Horde sauvage -Azuma, ayant tous les traits de l’asocial chronique, est à lui seul une horde sauvage- explique bien des choses. Si Kitano ou Peckinpach ne donnent pas de point de vue moral sur les agissements barbares de leurs personnages, c’est que le bien n’existe pas ou que, si il existe, il ne résiste pas à la cruauté avoisinante. Cette mort de l’innocence est entièrement résumée dans le geste de Azuma abattant sa sœur, handicapée mentale, rendue héroïnomane par les truands.

Tout comme Scorsese fait une relecture des Affranchis en filmant Casino, Kitano fait une relecture de Violent cop en filmant Hana-bi. Il reprend dans le personnage de Nishi celui de Azuma. Il le complexifie, en ajoutant à sa violence soudaine une bonté enfantine très touchante, mais lui confectionne un masque hermétique en le rendant pratiquement muet et totalement impassible. Ainsi, d’un film à l’autre, le corps monolithique du Kitano acteur, sorte de puissance brute, devient le centre même du cinéma du Kitano metteur en scène. Dans ce rapport quelque peu schizophrénique -que l’on rencontre également chez Clint Eastwood-, c’est le metteur en scène qui donne entièrement son âme à l’acteur. Cette dualité permet également au cinéaste, outre une mise en perspective de la violence, de se détacher du nihilisme de ses personnages. Il fait basculer le spectateur dans un univers cinématographique intégralement poétique, s’incarnant, par exemple, par le monde à part – reposant sur le jeu et une certaine naïveté – créé par les yakusas de Sonatine. En quelque sorte, Kitano est un cinéaste flamboyant pour un monde désespéré.

Nicolas Vey


Violent cop
de Takeshi Kitano est sorti le 25 mars 1998
Avec Takeshi Kitano, Itoku Kishibe…
1989 (Japon). Durée : 1h38
Disponible chez HK Vidéo