Auteur en 2001 du premier essai consacré en France au Seigneur des Anneaux, Vincent Ferré, poursuit l’exploration raisonnée des Terres du milieu pour faire découvrir, loin de toutes ébullitions cinématographiques, l’œuvre de l’écrivain britannique J.R.R. Tolkien.

 

In a hole in the ground there lived a hobbit ». L’histoire de Bilbo est née de cette célèbre première phrase à la sonorité chaloupée, griffonnée à la va vite à l’aube des années 30, au dos d’une copie d’élève que l’honorable J.R.R. Tolkien, professeur de philologie à l’université d’Oxford, corrigeait pour améliorer l’ordinaire familial. C’est dans ce mot, aux consonances étranges et pourtant déjà si familières (de « hob » pour paysan, et « rabbit » pour lapin) que Tolkien dit avoir trouvé l’inspiration de son livre.

 

Un hobbit, des traductions

La première traduction de Bilbo en français, signée Francis Ledoux, également traducteur de Dickens en Pléiade, date de 1969. Depuis 2012, les éditions Bourgois avec Vincent Ferré, professeur de littérature générale et comparée à l’université Paris Est-Créteil et précurseur des études tolkieniennes avec Sur les rivages de la Terre du milieu (2001), ont décidé de faire retraduire The Hobbit par Daniel Lauzon, qui assure également la traduction du Hobbit annoté de Douglas A. Anderson. « En dix ans, de nombreux textes de Tolkien ont été traduits en français, explique Vincent Ferré, désormais directeur de la collection « Tolkien » aux éditions Bourgois : trois nouveaux volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu, contenant les versions successives du Silmarillionque Tolkien n’a cessé de retravailler, en vers (Les Lais du Beleriand) et en prose (La Quenta dans La Formation de la Terre du Milieu), sans oublier les textes en rapport avec Númenor (sa version du mythe de l’Atlantide), mais aussi de nombreux documents en relation avec les langues, dont les Etymologies (sorte de « dictionnaire elfique » paru dans La Route Perdue)… ou encore la correspondance de Tolkien qui demeure le meilleur commentaire sur son œuvre. Nous en sommes désormais à la phase de retraduction afin de rendre les textes plus accessibles et retrouver une cohérence essentielle à l’ensemble de l’œuvre. La nouvelle traduction de Daniel Lauzon reste au plus près du texte anglais et suit les indications laissées par Tolkien à l’intention des traducteurs dans le Guide to the Names ». Au petit jeu des comparaisons, la célèbre première phrase s’en trouve quelque peu modifiée. « Dans un trou vivait un hobbit » chez Ledoux, elle devient « Au fond d’un trou vivait un hobbit » chez Lauzon. Peccadilles ? Oui et non. Cette nouvelle traduction se distingue agréablement par la musicalité des chansons et des poèmes, qui respecte la métrique octosyllabique de l’auteur. La première traduction, jadis réalisée dans l’urgence – l’éditeur Bourgois était alors en passe de mettre la clé sous la porte -, comportait de nombreuses erreurs, inévitables dès lors que certains textes fondamentaux pour la compréhension globale, tel Le Silmarillion, n’étaient pas encore connus. Une retraduction s’imposait. Mais les connaisseurs les plus avertis s’accorderont-ils sur « Fendeval » (Lauzon), ou conserveront-ils leurs habitudes à l’ancienne « Fondcombe » de Ledoux (pour « Rivendel » en anglais) ? Bilbo reste Bilbo, et non Bilbon (comme dans la traduction du Seigneur des Anneaux), mais change de nom de famille : adieu Bilbo Sacquet, bienvenu Bilbo Bessac !

 

Les « bons mauvais livres »

Longtemps, on a rangé Bilbo parmi les « bons mauvais livres », c’est ainsi qu’Orwell désignait les œuvres divertissantes certes, mais sans prétention. Une littérature de second choix. En 1997, l’intelligentsia britannique s’offusquait encore que les lecteurs placent Le Seigneur des Anneaux au premier rang des livres du siècle. Certains clichés ont la vie dure. La parution d’un Dictionnaire universitaire Tolkien devrait permettre de rectifier les inexactitudes et les approximations autour d’une œuvre et d’un genre snobé par la critique. « Si on laisse de côté les accusations absurdes (et diffamatoires) de racisme ou les procès pour passéisme, répond Vincent Ferré qui a réuni plus d’une soixantaine de chercheurs pour mener à bien ce projet de dictionnaire encyclopédique, je crois que le malentendu le plus regrettable qui subsiste concerne l’étiquette de fantasy accolée de manière exclusive à l’œuvre de Tolkien. Certes, la plupart de ses œuvres relèvent de ce genre, inventé au XIXe siècle par William Morris et MacDonald, entre autres, dont Tolkien hérite et qu’il transforme de manière décisive ; mais combien de lecteurs, méconnaissant la fantasy (a fortiori en France, où aucun terme équivalent n’existe dans notre langue), s’imaginent que Tolkien n’est « pas pour eux » ? ». Naturellement, le succès écrasant des films de Peter Jackson n’a fait qu’amplifier les quiproquos. Les films du Seigneur des Anneaux ont pu faire croire aux spectateurs que Tolkien versait dans le grand spectacle, l’excès, ou encore le manichéisme. « Le personnage maléfique représenté à l’écran (Sauron) dans le prologue s’oppose aux personnages « lumineux » que sont Galadriel et Gandalf… sans parler des connotations attachées à l’opposition entre les Elfes blonds et les Orques sombres, à mille lieux de Tolkien ». Et Le Hobbit, tout récemment sortie en salles ? « Le film est très différent du livre de Tolkien, l’écart est immense entre un récit pour enfants et le film pour jeunes adultes qu’a réalisé Jackson, surtout fidèle à l’esprit de ses films précédents ».

 

Un père et son fils

La famille Tolkien, par l’intermédiaire de Christopher Tolkien, exécuteur littéraire de son père, s’est émue de cette postérité cinématographique et commerciale qui occulterait, selon elle, la richesse littéraire de l’œuvre, en particulier les textes les moins connus. Dans le rôle ingrat du Gardien du Temple, Christopher Tolkien n’est pourtant pas n’importe qui. Il a été le premier lecteur du Seigneur des Anneaux, que son père lui envoyait par épisodes au fil de son écriture, il a travaillé sur les cartes, rappelle Vincent Ferré : « A la mort de Tolkien, en 1973, on ne connaissait que Le Seigneur des Anneaux (1954-1955), Le Hobbit (1937), des poèmes et nouvelles ou encore quelques conférences publiées de manière isolée. C’est Christopher Tolkien qui a mené à terme le projet de publication du Silmarillion (1977). Puis il s’est lancé dans une colossale entreprise de publication : les douze volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu, Les Contes et légendes inachevés; sa correspondance… En 2007-2009, il a fait paraître des éditions des Enfants de Húrinet de La Légende de Sigurd et Gudrún, immédiatement traduites en français, et devrait faire paraitre en 2013 La Chute d’Arthur, poème néo-médiéval dont on ne connaissait jusqu’à présent que quelques vers ».

 

Tolkien, Proust et les autres

Surprise, le spécialiste du médiévalisme, qui traque les représentations du Moyen-âge au XXe siècle, cache aussi un proustien de cœur. Vincent Ferré travaille également sur le roman de la première moitié du XXe siècle et s’apprête à publier un essai intitulé Médiévalisme, moyen-âge et modernité : Proust, Tolkien, Pombo (Classiques Garnier). « Le Moyen-âge est extrêmement présent chez  Proust, confirme l’érudit tolkieniste feignant qu’on s’en étonne : que l’on pense aux premières pages de Combray, à la lanterne magique, aux ruines médiévales…, j’en suis venu à rapprocher des œuvres, certes, différentes (La Quadrature du cercle, de Pombo, a pour contexte le moyen âge européen, pas un monde imaginaire comme chez Tolkien), mais qui entretiennent toutes les trois un rapport étroit avec le Moyen-âge. Et, plus largement, je travaille sur les problèmes théoriques et méthodologiques posés par l’étude des œuvres « néomédiévales », en littérature, dans les arts, ainsi que par les références au Moyen-âge dans la politique et la société – on voit bien que l’œuvre de Tolkien, aussi importante soit-elle, n’est qu’un arbre dans une forêt bien vaste ! ».

 

Dictionnaire Tolkien, sous la direction de Vincent Ferré (CNRS Editions)
Le Hobbit annoté, de J.R.R. Tolkien, traduit de l’anglais par Daniel Lauzon (Christian Bourgois)
La Formation de la Terre du milieu, de J.R.R. Tolkien (Pocket)
La Route perdue et autres textes, de J.R.R. Tolkien (Pocket)