Jeune cinéaste déjà remarqué pour Faute de soleil (1995), un moyen métrage, Christophe Blanc livre avec Une Femme d’extérieur un film imposant et profond. Il s’explique.


Chronic’art : Une Femme d’extérieur est le portrait d’une femme en crise, genre qui appelle inévitablement des références telles que Cassavetes, Antonioni ou Buñuel. Les aviez-vous à l’esprit pendant l’écriture et le tournage ?

Christophe Blanc : Quand on tourne, il y a tellement de problèmes concrets qui sont liés au tournage même qu’on oublie tout ça. Mais dans l’écriture, oui, j’ai bien sûr pensé à ces gens qui se sont intéressés au parcours d’une femme, des gens dont je suis plus ou moins proche formellement. Rossellini, surtout, Cassavetes et même Bergman, ou Godard, qui ont tous fait des portraits de femme. Je me suis d’ailleurs aperçu que c’était un désir qui avait traversé beaucoup de cinéastes.

Comment vous situez-vous face au jeune cinéma « féminin » ? On est tenté de rapprocher Une Femme d’extérieur de films comme A vendre, de Laetitia Masson, ou Les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel de Laurence Ferreira-Barbosa…

C’est un cinéma qui m’intéresse et dont je me sens proche, car il y a des affinités de thèmes, parce qu’on habite le même pays, qu’on fait des films avec des gens qu’on connaît, dans des espaces qui nous sont communs.

Dans ces films, on trouve l’analyse persistante d’une crise féminine qui implique de briser certains tabous, sociaux ou même sexuels. C’est aussi ce que recherche votre film.

Ce sont des films qui tiennent un discours un peu féministe, pas partisan, mais où il y a la volonté de dépeindre une femme qui accepte une forme de liberté. Ca passe par une remise en cause de toute une image sociale. Beaucoup de ces choses seraient d’une banalité terrible si elles étaient appliquées à un homme -le fait de sortir seule la nuit dans un café, d’avoir une certaine liberté avec les hommes, et même dans la relation aux enfants-, autant de choses admises si on les applique à un homme. Pour la femme, toute une problématique resurgit, ça ne marche plus, la société résiste.

Dans Faute de soleil, votre moyen métrage, vous décriviez la naissance d’un couple. Dans Une Femme d’extérieur, sa désunion. Ce mouvement inverse était-il délibéré ?

Ah non, c’était inconscient, c’est drôle. Mais je crois beaucoup qu’on pense un film contre celui qu’on vient de faire. Truffaut disait ça. On est allé quelque part, on a envie d’aller ailleurs. Mais c’est juste, quelque chose s’inverse.

Et les deux sont aussi difficiles, laborieux…

Oui. Je crois que, dans les deux cas, il y a un mouvement qui va, peut-être pas vers une plénitude, mais en tout cas vers un apaisement. J’ai parlé de gens qui, au départ, ne sont pas tranquilles, et qui ont tout un cheminement à faire pour trouver ce qui leur manque. Trouver l’autre dans Faute de soleil, et où se trouver soi-même, intimement, pour Françoise (Agnès Jaoui).

L’amour de Jacques et de Françoise est intense, il reste présent même dans la séparation.

C’est quelque chose auquel je tenais beaucoup, j’y étais très attentif. Je me disais toujours quand je les filmais tous les deux : il faut qu’on sente qu’ils s’aiment. Il peut se passer n’importe quoi, mais on doit sentir cet amour qui circule. C’est quelque chose que j’ai ressenti fortement lorsque j’ai mis en présence Serge Riaboukine et Agnès Jaoui pour la première fois. J’ai cru à leur amour, ce qui est très mystérieux puisqu’ils ne se connaissaient pas avant. Mais ça marchait. Ce sont néanmoins deux personnages qui ne sont pas en phase. Françoise cherche à sortir de la voie qu’elle croyait la bonne, et choisit autre chose. Elle bouge, change, tandis que Jacques est beaucoup plus immobile.

C’est pourtant lui qui n’accepte plus cette image du bonheur : lors de la scène de la cuisine, où la séparation est « consommée », il dit à Françoise que sa manière d’accentuer, de souligner ce bonheur le faisait fuir.

Françoise a été sincère dans sa relation à Jacques, tout en ayant cette tendance un peu lénifiante à se complaire dans ce qu’elle avait construit, à vouloir se poser. Au contraire, dans le couple comme ailleurs, il faut qu’il y ait une vigilance, être toujours en mouvement, et lui se dit qu’ils vivent des choses très figées… En même temps, il est incapable de partir.

Les derniers plans du film sont ambigus, puisqu’on ne peut dire si Françoise a obtenu l’indépendance où si elle est plus seule encore qu’au début…

La dernière image est volontairement ambiguë. Mais pour moi, c’est avant tout une image apaisée. Elle a quelque chose de tranquille, de suspendu. Je l’aime beaucoup. J’aurais détesté finir sur la scène d’avant vraiment trop estampillée « plan de fin ». Alors que là c’est ouvert, mystérieux, on se dit que la vie continue…

Dans vos descriptions d’un monde nocturne plutôt sordide, vous semblez éviter tout regard critique ou ironique. Vous fuyez le second degré ?

Oui, c’est pour ça que ma vision n’est pas sordide. Les décors, c’est vrai, évoquent des lieux où l’on atterrit en bout de course. Mais Françoise est une petite-bourgeoise, elle connaît les lieux rassurants, et elle a besoin de se confronter à autre chose, des choses inconnues, parfois brutales. Mais la facilité aurait été de rendre ces choses vraiment violentes. Même s’il y a un danger qui plane, les rencontres qu’elle fait sont plutôt porteuses. Je n’ai pas l’impression qu’elle s’abîme, et les gens qu’elle rencontre, je les trouve plutôt sympathiques.

Cet univers de la nuit était déjà très présent dans Faute de soleil. Le personnage de Jean, un aveugle, y trouvait l’écho de sa propre obscurité. Dans ce film comme dans Une Femme d’extérieur, les séquences de jour et de nuit alternent régulièrement.

J’aime le procédé de narration qui consiste à passer d’une chose à une autre sans glissement, sans transition, j’aime ce côté haché. Les choses et les gens apparaissent différemment la nuit. Il y a cette phrase, une citation d’une chanson de Ferré, qui a sauté au montage : Jacques dit à sa maîtresse, au lit après l’amour, qu’il convient de ne connaître les gens qu’à certaines heures de la nuit. Il y a une intimité, quelque chose qui ne se révèle pas le jour.

Cette frontière entre le jour et la nuit, dans vos films, est moins temporelle et géographique que purement intérieure…

C’est juste. La nuit nous modifie, que ce soit à l’extérieur ou chez soi. Si on a le malheur d’avoir une insomnie, on a soudain un rapport au monde, à nos problèmes, qui est complètement différent.

Plus que l’analyse des sentiments, il semble que ce soit la violence des décalages et des disjonctions qui vous intéresse…

Oui, surtout l’idée que les gens sont très peu souvent en phase. Dans les dialogues qu’on peut avoir avec les gens qu’on aime, il y a une difficulté qui vient vraiment de là. J’y suis attentif, car je trouve que c’est quelque chose de très présent dans la vie. C’est pour ça que j’aime la scène dans la cuisine : il y a un rapport d’opposition très fort, puis tout à coup, une phase très intime, où ils se comprennent, s’entendent… Quand Françoise éteint les lampes dans le couloir, dans la manière dont elle le regarde, on sent vraiment du regret. C’est la monteuse qui me l’a fait remarquer. Je n’y avais pas pensé au tournage. Et effectivement, après, elle se débarrasse de Jacques alors qu’elle n’en a pas envie.

La caméra est au service des mouvements et du jeu des acteurs. Aviez-vous au début des partis pris de mise en scène ?

Quand on met en scène un film, je crois qu’il y a des choses qu’on s’autorise et des choses qu’on s’interdit. Par exemple, j’aime être dans une certaine justesse du son. Je détesterais filmer des personnages de très loin et les entendre. C’est vrai que j’aime bien l’épaule. Ca permet d’être près des personnages et je n’aime pas utiliser des longues focales. Cette proximité et cette mobilité sont très directes, et permettent de donner aux acteurs un marquage très souple. Mais je pense que si j’avais plus d’argent et de temps, j’utiliserais moins l’épaule. On me parle souvent de Cassavetes, que j’adore, bien que ce ne soit pas le cinéaste dont je me sente le plus proche. Ses films sont au départ très brutaux, heurtés. Mais plus il avance dans le cinéma, plus il a de moyens et de maturité, et Opening night est un film très posé. On se dit, au début, que s’il n’y a pas d’épaule, on va perdre de la vie : c’est un panneau dans lequel je suis tombé allègrement.

Ce style est très utilisé dans la fiction française. Ca ne vous a pas gêné ?

Je n’ai pas essayé de me situer par rapport aux autres. J’essaie de trouver ce qui convient le mieux pour cerner une vérité, et j’oublie qu’une part du cinéma français, ou du cinéma américain indépendant, est faite comme ça. Il faudrait analyser ça au plus près, car ce que l’on prend pour des choix esthétiques est peut-être guidé par des contraintes économiques très fortes, qui sont autant de contraintes de temps.

Des projets ?

J’ai écrit un film sur une adolescente qui monte à Paris et découvre la capitale. Je l’ai écrit très rapidement, et il marche sur une espèce d’énergie tendue que j’aimerais retrouver au tournage. Ensuite, je souhaiterais faire un polar…

Propos recueillis par

Lire notre critique d’Une Femme d’extérieur