Frederick Wiseman est de ceux qui portent un regard infiniment crû sur le réel. Sans aucune concession, il décape tour à tour -au rythme d’un film par an depuis 1967 et Titicut follies– les institutions américaines pour en montrer toute la violence souterraine. Avec Public housing, c’est l’organisation des logements sociaux de Chicago qu’il dépeint. Au cours de cet entretien il revient sur ses positions de documentariste : tranchées.

Chronic’art : Avant de faire des films, vous avez été professeur de droit. En quoi cela vous a-t-il influencé ?

Frederick Wiseman : En fait, j’ai détesté être avocat et professeur de droit. D’ailleurs, quand j’étais à la faculté, je n’ai pas assisté à un seul cours. J’ai lu des romans pendant trois ans ! Mon envie de faire du documentaire n’a rien à voir avec le droit. Je détestais tellement ma profession que lorsque j’ai eu trente ans, je me suis dit que je devais la quitter.

Quelle a été alors votre motivation pour faire des films documentaires ?

A l’époque, c’était le début du cinéma direct. Grâce aux avancées techniques, au matériel léger, il devenait possible de filmer partout. Je me suis dit qu’en réalité l’Amérique n’était pas un pays découvert en profondeur par le cinéma, qu’il y avait toutes sortes de sujets qu’on évoquait jamais. L’idée m’est venue de tourner mon premier documentaire en explorant de nouvelles voies dans plusieurs endroits. C’est comme ça que j’ai filmé toutes ces institutions.

Votre envie de passer à la réalisation a donc été motivée par les possibilités offertes par les nouvelles technologies ?

Oui, exactement ! Et je me suis dit que les événements de la vie quotidienne pouvaient être aussi bien tragiques, banals, etc., et constituer de bonnes séquences pour des films. Finalement, le vrai sujet de mes films, c’est la vie quotidienne !

Cette motivation première est toujours celle qui vous anime aujourd’hui ?

Oui, car à cette époque la plupart des films documentaires suivaient des vedettes du cinéma ou des criminels, et selon moi, c’était hors sujet car la vie quotidienne est bien plus étrange…

Vous avez une grande liberté dans le travail, notamment dans la durée de tournage, de montage, et dans la durée même des films ?

C’est vrai, j’ai résisté depuis le début car je ne pense pas que la vie soit tranchée en format de 52 minutes ! Parfois, les sujets sont trop complexes pour être traités de façon courte. Je pense avoir une responsabilité vis-à-vis des gens qui m’ont donné la permission de regarder leur vie. Je me sens donc obligé de faire un film qui soit une représentation juste, même si c’est subjectif. Ma responsabilité envers eux est plus grande qu’envers les chaînes pour lesquelles les films ne sont que des produits.

Vous parvenez à conserver cette liberté ?

Oui, en Amérique je conserve parfaitement cette liberté. La télévision publique présente mes films tôt dans la soirée, en prime-time comme on dit, même s’ils sont lents. Ils passent tous en intégralité comme Near death qui fait 6 heures ou Public housing qui fait plus de 3 heures.

Selon un critique français, Vincent Ostria, Public housing est « le meilleur film black de la décennie ». En le faisant aviez-vous pensé à faire un film aussi représentatif de la communauté noire aux Etats-Unis ?

Je ne peux pas vous dire s’il est représentatif de la communauté noire en Amérique parce que je n’ai aucune idée à ce propos. J’espère simplement qu’il est représentatif de la vie des gens qui habitent dans ces HLM. Je ne suis pas sociologue pour faire des généralisations, c’est différent dans le Nord, dans le Sud, chez les noirs riches ou pauvres selon les endroits…

Mais avez-vous voulu donner une vision de la communauté noire ?

J’ai voulu donner une idée de la vie dans ces HLM à Chicago, c’est tout. S’il y a des gens qui en savent beaucoup plus que moi sur cette situation, s’ils veulent faire une généralisation, c’est leur choix.

Pourquoi avoir choisi cette cité Ida B Wells à Chicago ?

Chicago est LA ville du « public housing » parce qu’il y en a beaucoup et que la situation est très compliquée. J’ai choisi cette cité car il y avait toutes sortes d’immeubles là-bas, c’est un mélange de tours et de bâtiments bas. Du coup, il y a plus de vie dans la rue qu’à l’intérieur des grandes tours, où c’est plus difficile de rencontrer des gens.

Comment travaillez-vous en général avec les gens que vous filmez ?

Si on a le temps, je demande à l’avance l’autorisation de filmer. Mais généralement, je film dans le feu de l’action, quelque chose se passe, et je ne peux pas dire aux gens : « arrêtez vos activités et je vous explique pourquoi je suis là ». Pourtant, même s’ils n’ont aucune idée de la raison pour laquelle je suis là, ils ne regardent pas la caméra. Après le tournage, je demande toujours la permission, non pas écrite mais enregistrée sur le magnétophone. C’est très rare que les gens refusent, mais quand ils me disent non, je n’utilise pas la séquence.

Avez-vous défini une limite personnelle par rapport à ce qui est « montrable » et ce qui ne l’est pas. Je pense notamment à une ou deux scènes dans Public housing

Lesquelles ?

La dame très âgée en train d’éplucher longuement ses choux et le vieil homme qui est expulsé de son appartement insalubre. Comment vous positionnez-vous par rapport à ce genre de scènes ?

Si les gens ont dit oui, je les utilise, c’est tout. Je ne rentre pas dans le débat moral. L’idée pour moi est de faire avec tout ce que je peux trouver dans la réalité pour tourner le meilleur film. La seule fois pendant toutes ces années où je n’ai pas tourné, je l’ai regretté par la suite. C’était en 1969, dans un hôpital à New York. Un homme dans le métro avait été électrifié, il était tellement brûlé qu’il ne sentait rien. Il était en train de mourir, sa famille était autour de lui et je n’ai pas tourné par égards pour elle… mais c’était une erreur ! Je n’étais pas assez dur à l’époque…

Votre conception de ce qui est montrable a donc évolué au fil des années ?

Oui, je crois que tout est montrable. Pourquoi devrait-on couper des séquences que nous voyons de toutes façons dans la réalité ?

Peut-on parler de voyeurisme ?

Pour moi, il ne s’agit pas de ça. Si ça gêne certaines personnes, c’est très simple ; ils peuvent quitter la salle ou changer de chaîne. Je crois effectivement qu’il y a une façon de tourner qui relève au final du voyeurisme, mais je ne pense pas que la mienne entre dans cette catégorie. C’est une question qu’on me pose souvent et je n’ai pas de réponse. Mais finalement, si je suis voyeur, je ne suis pas le seul, le public qui regarde l’est aussi !

La limite entre les deux est très ténue pourtant…

Et quelle est la limite selon vous ? Moi, j’ai tourné avec des gens qui étaient en train de mourir dans Near death et les familles, quelques instants avant qu’ils ne meurent, ont accepté d’être filmées… voilà tout.

Propos recueillis par

Voir notre critique de Public Housing de Frederick Wiseman