L’album précédent reprenait Hank Williams. Nakedself prend plutôt le taureau par les cordes : Matt Johnson y pousse des coups de gueule inspirés, sur fond de mélodies acoustiques et d’indus. Râleur, mais pas amer, il est bien frais après 20 ans au charbon.


Chronic’art : Quels sont tes sentiments devant Nakedself ?

Matt Johnson : Je suis soulagé de l’avoir enfin sorti. L’expérience a été douloureuse. Beaucoup de choses se sont passées depuis la fin de l’enregistrement, il y a dix-huit mois : j’ai remixé certaines pistes, remasterisé d’autres, changé l’ordre des morceaux, mais, surtout, j’ai eu des problèmes contractuels avec Sony, avec qui je suis lié depuis 17 ans. En mai 98, j’avais fini l’album au moment où mon contrat se terminait. Les gens de Sony ont refusé de le sortir, tant que je ne signerai pas de nouveau, ce que je refusais : le deal n’était pas du tout intéressant pour moi. Je l’avais conclu il y a longtemps et c’était un contrat pourri. La relation artistique était bonne, j’avais toute la liberté que je souhaitais, mais en matière d’argent… Eux me réclamaient des hits, de nouveaux morceaux, mais je ne pouvais pas leur en donner, cet album devait rester tel quel. D’autres labels m’ont approché à cette période, dont Nothing/Interscope. Ils avaient l’air d’apprécier la nouvelle direction que je prenais et j’ai décidé de signer avec eux. Il a fallu une année entière d’emmerdes légales pour que ça se fasse. Pendant ce temps, à partir d’octobre 98, je suis allé dans mon studio londonien enregistrer un autre album intitulé Gunsluts. Je l’avais commencé alors que j’étais encore chez Sony et ils le détestaient -c’était extrêmement expérimental. Un des morceaux, DieselBreeze, a atterri sur Nakedself, il est assez représentatif de Gunsluts. Il sortira finalement sur mon propre label, Lazarus, ainsi que des compilations de mes singles. Ensuite, je vais me mettre à travailler sur la suite de Nakedself… Je sors aussi une série d’EPs où d’autres artistes reprendront mes morceaux. On commence avec John Parish et Fœtus s’attaquant à ShrunkenMan.

Nakedself est un album très frais, au son vivant, organique…

Merci. En l’enregistrant, j’ai essayé de bosser avec un 16-pistes, je me suis débarrassé de tout ce qui était réverb’. Il n’y avait pas d’accordeur digital, on accordait tout à l’oreille. Les gens bossaient comme ça avant. Maintenant, tout se fait par ordinateur. Nous avions trouvé plein de matériel d’enregistrement assez ancien, des amplis à lampes venant d’une radio chinoise, qui ont donné un son crado, distordu. Aujourd’hui, si tu allumes la radio, tu entends dix morceaux qui auraient pu être signés par la même personne. Il y a trop de musique et pas assez d’originalité. J’avais envie de mettre fin à ça, de réunir un bon groupe de musiciens et de revenir aux racines de la musique, lorsqu’on se servait de son cerveau et non d’un manuel d’instructions. Enfin, c’est le progrès…

Tu vas tourner de nouveau. Pas trop le trac, après six ans hors de scène ?

J’ai fait une mini-tournée de douze dates en décembre sur la Côte Est. Mes premiers shows depuis six ans. J’aime vraiment l’excitation, l’adrénaline, le fait que les nerfs prennent le dessus. Et, en tant que groupe, c’est très fédérateur, ce gros frisson. A chaque fois que je monte sur scène, je me souviens pourquoi ce boulot me plaît autant. Je ne vais passer que dans de petites salles : c’est une vraie bonne façon de fusionner le groupe, en transpirant les uns collés aux autres.

Justement, parlons du nouveau groupe…

Eric Schermerhorn jouait avant avec Iggy Pop. C’est un excellent guitariste, surnommé le «  »Flying Dutchman » ». Il est hollandais, et un jour où Iggy s’était engueulé avec lui, il l’a balancé hors d’un bus en marche, en Allemagne. Eric a fait un vol plané avant d’atterrir sur le dos. Spencer Campbell, le bassiste, est un curieux chanteur soprano venu de Nashville. Son surnom est le «  »girly man » », car si on ferme les yeux lorsqu’il chante, on a l’impression d’entendre une petite fille chanter. Il est extrêmement violent. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé… Certains racontent qu’il est castrat, ce qui est possible. Je n’ai pas vérifié, mais il paraît que si l’opération se déroule mal, les castrats sont sujet à des orages hormonaux. Il chante très haut et, tout à coup, il attaque quelqu’un sans raison. Il a joué avec Merle Haggart, Frank Sinatra, Johnny Cash, Kenny Rogers. Il est légendaire dans tout le Tennessee : j’avais entendu parler de lui depuis longtemps. Lorsque j’avais enregistré l’hommage à Hank Williams, mon batteur de l’époque me l’avait présenté. Spencer nous avait ensuite rejoints pour quelques dates de promo en Europe. Il en avait marre de Nashville, il trouvait que la scène était devenue trop commerciale. Enfin, Earl Harvin vient du Texas. Il jouait avec MC 900 Ft Jesus. C’est l’un des meilleurs batteurs de ces dernières années. Il est hallucinant. Earl était un enfant prodige et a disparu pendant une dizaine d’années, avant de resurgir avec un groupe de jazz… J’aime qu’on soit quatre sur scène, ce chiffre a une certaine magie.

De quels musiciens conserves-tu le meilleur souvenir ?

Je dirais Johnny Marr, car nous sommes devenus amis par la suite. Je n’ai jamais rencontré un musicien aussi prêt à me seconder : il est très sûr de lui, n’a pas d’ego et est généreux avec ceux qui bossent avec lui. C’est très rare de côtoyer une personne comme lui. J’ai vécu des expériences bizarres avec certains musiciens, car j’aime tirer d’eux les meilleures performances possibles. Je me sens parfois comme un metteur en scène… Ainsi, il a fallu que je drogue Johnny pendant l’enregistrement de Mind bomb. Je l’ai enfermé dans une pièce sombre et lui parlais à travers un haut-parleur. Il flippait, mais c’était nécessaire. Je voulais qu’il me donne autre chose que ce qu’il avait joué avec les Smiths. Il avait un potentiel bien plus important. Alors, je hurlais des trucs comme : «  »Johnny, je veux que tu remontes le temps, que tu reviennes au moment où Satan a rencontré Jésus au sommet d’une colline. Recrée cette tension et ce dialogue entre eux. » » Le résultat a été fantastique.

Avoir un enfant t’as transformé ?

Oui, je suis devenu un humain plus gentil. Avoir un enfant te donne une perspective. Je me sens plus préoccupé par le futur de la planète. Ca m’aide à me comprendre, à comprendre les autres, ça me rend humble. Assister à sa naissance a été très intense, je me suis senti proche du sens de la vie et de la mort. Enfin, c’est trop délicat à cerner, on finit par parler en clichés…

Refuses-tu toujours les compromis ?

Notre profession est pleine d’insécurités, et pour beaucoup d’entre nous, c’est insurmontable. Tout change vite, les gens ont peur qu’on les oublie. Ils ont besoin de se voir dans les journaux, à la télé pour se sentir bien. J’ai parfois peur, mais je crois en ce que je fais. Si ce disque est détesté, tant pis, je n’irai pas me prostituer pour autant, car je l’aime. Si je devais sortir un album commercial, je ne pourrais pas vivre en paix avec moi-même. Ce serait détruire tout ce que j’ai construit pendant des années.

Qu’aurais-tu fait si tu n’avais pas été musicien ?

Je crois que j’aurais aimé faire de la restauration de constructions anciennes. Je suis attristé lorsque je vois des villes comme Londres ou New York se débarrassant de leurs vieux immeubles. J’aurais aussi mené des campagnes anti-corporatisme et anti-globalisation. Je suis fou quand je vois AOL et Time Warner fusionner. C’est épouvantable. Ca me fait penser à Blade runner et à cette société qui construit les Réplicants. On va finir comme ça. Les entreprises seront plus puissantes que les gouvernements. Actuellement, 51 des plus grosses économies mondiales sont des compagnies et non des pays. C’est inquiétant, car les citoyens deviennent simplement des consommateurs. La démocratie aux Etats-Unis, par exemple, n’existe plus. Les seules personnes pour qui on puisse voter sont celles qui ont recueilli assez d’argent pour se présenter… En France, au moins, les gens tentent de conserver leur culture. Les Anglais ont baissé les bras depuis longtemps. Une des raisons pour lesquelles j’ai quitté l’Angleterre est que tant qu’à vivre dans une fausse Amérique, autant émigrer pour de bon. J’en avais marre de vivre dans une version réduite des USA, de ne voir que des centres commerciaux. J’essaie d’éviter la pollution mentale. Cependant, je ne suis pas immunisé contre cette maladie de la consommation. De temps en temps, je me shoote aux catalogues de VPC, j’achète des trucs inutiles.

Que souhaites-tu pour Nakedself ?

Je ne veux pas nourrir de faux espoirs, mais j’aimerais que le public en entende parler. C’est tellement difficile de passer au travers de toute la merde qui sort aujourd’hui.

Qu’écoutes-tu en ce moment ?

Le silence. C’est devenu un son si rare… Ou bien j’écoute du piano, du Chopin, Erik Satie, ou la radio cubaine ou chinoise. C’est ce que j’appelle de la musique momentanée, car je n’enregistre rien.

En signant sur Nothing/Interscope, as-tu été tenté de collaborer avec le patron, Trent Reznor ?

Ca ne m’a pas traversé l’esprit. J’ai peur que nous annulions nos forces. Ca arrive parfois avec certaines personnes. Si je bosse avec Jim Thirlwell, entre autres. S’il me remixe, tout va bien… Autrement, le résultat ressemble à ce qui se passerait s’il y avait deux gardiens de but dans la même équipe de foot.

Propos recueillis par Lizz Anxia

Lire notre critique de Nakedself de The The
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