Pour son dixième album, le songwriter américain Stephin Merritt de The Magnetic Fields s’est payé des vacances à la nature, guitare folk en bandoulière. Mensonge ou vérité ?

Pas avare en paradoxes, le génial Stephin Merritt continue son exploration de la pop à contraintes en retournant à nouveau ses Magnetic Fields sur eux-mêmes à 180°. Dix ans après la somme 69 love songs, et juste après un surprenant Distortion en forme d’hommage aux nuages de saturation de The Jesus & Mary Chain, ce dixième très tintinnabulant et très équivoque Realism achève la « no synth trilogy » en faisant mine de se débarrasser complètement de l’électricité. Mais en lieu et place de la mise à nu attendue, cette énième collection de chansons à tomber est aussi la plus troublante et la plus artificielle de toutes celles de ce roitelet du faux-semblant. Décryptage passionnant avec le maître.

Chronic’art : Pourquoi avoir intitulé cet album Realism plutôt que Reality ?

Stephin Merritt : Le réalisme est très problématique, plus particulièrement dans la musique qui est l’art le moins représentationnel qui soit. Pourtant, les gens ont tendance à croire exactement le contraire. Dans la pop, le public prend les mots des chanteurs pour argent comptant, comme s’il s’agissait de leurs sentiments. Tout ça est faux et impossible. A moins que le contenu d’une chanson soit universel et corresponde aux sentiments de chaque individu de l’humanité à n’importe quel moment de son histoire. Ce qui n’est jamais arrivé. La musique est comme la cuisine : elle ne symbolise rien, elle est, simplement, elle ne s’intéresse pas à la vérité. Il y de la bonne et de la mauvaise cuisine, mais il n’y a pas de cuisine vraie ou fausse.

Les chansons d’amour, par exemple, évoquent des sentiments…

Elles ont l’air d’évoquer des sentiments, mais ils changent à chaque écoute. Prends Domino dancing des Pet Shop Boys : la chanson est entre le mi majeur et le mi mineur, les éléments rythmiques sont très en avant et il y a ces énormes « orchestra hits » à chaque refrain : quel genre d’émotion une chanson comme ça peut-elle communiquer ?

En parlant d’émotion, les finitions des voix dans Realism fait que l’album en semble souvent dénué. N’est-ce pas ?

C’est vrai que certaines voix sont inhumaines. Dans Interlude, Shirley Simms chante la voix de la Lune, donc elle n’incarne pas un être humain. Dans The Dolls’ tea party, il s’agit de poupées. Walk a lonely road est selon toute vraisemblance une chanson de vampires. Enfin, dans Painted flower, le personnage féminin se prend pour une peinture de fleur, si on oublie la piste de la métaphore. Et quand bien même on la prend en compte, elle ne se sent pas humaine. Mais c’est une découverte assez troublante que je suis en train de faire en ce moment même.

Dans le texte que tu as écrit pour présenter l’album, tu expliquais que le titre ne concernait que la manière dont tu l’avais enregistré, et rien à voir avec les thèmes des chansons…

Disons que ce n’était pas mon intention. En fait, j’ai écrit ces chansons avant de décider d’un titre, donc je me suis peut-être fait manipuler par mon inconscient. Je savais seulement que je voulais que l’album fonctionne en opposition à Distortion.

Les deux termes « Realism » et « distortion » ne peuvent-ils pas être compris comme deux manières d’aborder le réel.

Bien sûr. Mais en ce qui concerne la musique, je me répète, c’est sans rapport avec son essence. Prenons le traitement des voix, que tu décris comme inhumain : j’ai toujours utilisé beaucoup d’effets sur les voix dans mes disques précédents, mais dans Realism, les arrangements sont souvent si bruts – ou tout du moins, les effets sont inaudibles et ne servent qu’à donner l’illusion qu’ils sont bruts – qu’on entend immédiatement ces effets comme des éléments externes. Mais si certaines voix sont modifiées jusqu’à la métamorphose, d’autres sont naturelles. Certaines chansons ont été intégralement enregistrées dans une salle de bain, et il n’y a aucune reverb artificielle même dans les voix… A part le piano.

Il y a toujours une exception, toujours une entorse dans les règles que tu te fixes…

Les contraintes n’ont aucune signification, elles ne sont qu’une méthode de travail parmi tant d’autres. Il y a donc plusieurs entorses sur Realism au but que je m’étais fixé d’enregistrer un album entièrement acoustique. Il y a une guitare électrique sur The Dada polka. Mais ce n’est pas très grave, c’est l’avant-dernière chanson de l’album. Le plus important quand on écoute l’album, c’est que c’est dans sa quasi totalité le premier disque de Magnetic Fields sans guitare électrique.

Outre le fait que l’album devait servir de contraire à Distortion, as-tu ressenti une motivation esthétique d’enregistrer un album acoustique ?

En fait, ça remonte à avant l’enregistrement de Distortion. Pour trouver le courage d’enregistrer un album entier de chansons saturées, il fallait que je puisse envisager la suite. Je pense que Distortion et Realism vont tous les deux délibérément trop loin. En paire, ils s’équilibrent.

Tu as dit une fois que tu ambitionnais secrètement d’enregistrer un album que ta mère pourrait apprécier. Est-ce qu’elle aime Realism ?

En fait elle ne l’a pas encore entendu. Mais je pense donc qu’elle aimera Realism autant qu’elle déteste Distortion. Parce qu’il est très influencé par la collection de disques qu’elle avait quand j’étais enfant : les deux grands albums de Judy Collins In my life et Wildflowers, un best of de Simon Garfunkel, des albums de Joan Baez et les American folk songs for children de Mike et Peggy Seeger… Elle avait peu de disques, mais des goûts très marqués. Tous ces artistes étaient des échappés du folk.

Les racines de cet album viennent donc de ton enfance ?

Le folk est exactement ça : de la musique qu’on a entendu pendant son enfance. Autrement, il n’y aurait rien de « traditionnel » dedans. Mais dans l’imaginaire américain, « folk music » signifie surtout « musique traditionnelle jouée par des blancs qui chantent en anglais avec un accent bizarre», comme l’accent écossais, ou celui du Kentucky. Quoi que Joan Baez chante dans un anglais très beau et très articulé. Il faut aussi préciser que c’est une catégorie musicale très raciste, puisque quand les Noirs chantent les mêmes morceaux, on appelle ça du blues… Et quand il s’agit de musique traditionnelle de n’importe quel autre pays, on appelle ça de la world music. Ca vient d’une vieille classification en trois catégories du Billboard Magazine: la pop, qui était la musique des blancs du Nord, le folk, qui était joué par les autres blancs et les race records c’est-à-dire les chansons enregistrées par des noirs. C’est-à-dire le même schéma que la Guerre de Sécession. Je réalise en parlant que je déteste le folk comme catégorie musicale au moins autant que je déteste le réalisme… Heureusement, la plupart des grands artistes qu’on associe au folk, comme Joan Baez, Dylan ou Judy Collins s’en sont vite détaché. Dans In my life et Wildflowers, Judy Collins change de style et d’arrangements à chaque chanson, elle passe d’un morceaux de comédie musicale expérimentale comme Marat / Sade à Michael from moutains de Joni Mitchell, qui est probablement la chanson la plus ésotérique qu’elle ait écrit. Tout ça en changeant à peine sa manière de chanter. Ces deux albums sont très importants pour moi parce qu’ils m’ont laissé croire que les genres en musique ne servaient à rien. Je dois aussi citer la voix de Bob Dylan, qui faisait tout avec son nez et son larynx pour ne pas être dans les hit parades pop mais qui y était quand même. Et qui passait d’un genre de musique à un autre de manière très perverse, comme dans Self portrait. Il aurait du faire ça plus souvent. Ceci dit tout le monde déteste Self portrait.

Quand tu chantes une chanson, tu penses seulement au personnage de la chanson comme un rôle à interpréter ? Dans Better things ou From a sinking boat, tu es presque… émouvant.

Je pense que l’ambiguïté réaliste vient de ma voix. C’était plus clair sur les deux premiers albums de Magnetic Fields, quand Susan Anway était la chanteuse. Quand j’ai commencé à chanter il n’y avait pas d’ambiguïté non plus parce que j’étais si mauvais que je n’exprimais rien du tout. Aujourd’hui, j’arrive à chanter juste et à exprimer un peu quelque chose, mais ce n’est pas vraiment mon intention. En enregistrant les voix de I, je me passais des films de Ozu pour être sûr de ne pas en faire trop.

Tu penses que la qualité d’un chanteur n’a rien à voir avec les émotions qu’il exprime ?

On ne peut pas être à la fois Soeur Sourire et Edith Piaf. Edith Piaf chantant Dominique, aurait été intenable. Et vice-versa. Sœur Sourire chantant La vie en rose ne serait même pas drôle 30 secondes.

Propos recueillis par

The Magnetic Fields – Realism
(Nonesuch / Warner)