En ces temps de revivalisme, deux rééditions dans la nouvelle collection de Leo Records nous rendent un Sun Ra toujours plus contemporain. Coup de chapeau à son génie cosmique qui, relisant des classiques des années vingt-trente, les propulse hors du temps.

Sous un emballage luxueux, portant un titre d’or, la nouvelle collection « Golden years of new jazz » de Leo Feigin (Leo Records) réédite à point nommé quelques hauts faits d’une époque point si enfouie (les années 70-80) mais déjà historique, riche en productions fauchées, éphémères et devenues introuvables. A la base de cette nouvelle collection, le rachat de licence du catalogue grec Praxis, l’un de ces petits éditeurs qui, parce qu’il œuvrait à la périphérie du monde connu (qui, chacun le sait se limite encore en cette fin du XXe siècle à l’Europe occidentale et à l’Amérique du Nord), resta confidentiel malgré ses choix avisés. Pour commencer, on trouvera donc dans « GY » des enregistrements des artistes le plus fidèlement suivis par le producteur anglais, dont le travail obstiné a fini par s’imposer comme l’un des plus conséquents en Europe : Anthony Braxton, le Trio Ganelin, et, plus surprenant, un John Tchicai (avec H. Geerken et Don Moye). Mais c’est à Sun Ra que revient l’insigne honneur d’ouvrir le ban. Disponible depuis peu un deuxième (double) album rappelle à nos oreilles ce maître du mystère. Après le splendide travail de réédition du label Evidence, Leo continue donc de nous livrer les pépites que sema celui qui pour nous reste comme un musicien exemplaire, tout entier dédié à son rêve, sachant l’habiter certes, mais surtout le rendre partageable et fécond.

Sun Ra ! Astro-pataphysicien génial, escroc patenté, cinglé cosmico-narquois, chef de secte ou astre majeur d’un monde héliocentré, père fondateur d’une communauté comme les aimaient ces années 70 qui l’ont porté aux nues de la contre-culture, mythomane obstiné, convaincant ; Sun Ra, l’une des figures les plus étonnantes que l’Amérique ait jamais « accueillies ». Décalé dans l’espace puisqu’il ne reconnaît en elle qu’une « zone d’arrivée » et point une terre natale, décalé dans le temps -il serait né en 1914 ou 15, on ne sait trop-, Sun Ra est de retour. De bien des façons.

Live at Praxis ’84 fut enregistré lors d’un passage à Athènes, peu après l’une de ses trois visites en Egypte, la terre d’élection fantasmatique de Sun Ra. Il s’y livre à la révision de l’épopée du jazz avec un grand J. Celle des évangiles : Ellington (Satin Doll), Fletcher Henderson (Big John’s Special), celle des standards choisis judicieusement pour leur charge d’histoire ou de mythologie, Mack the knife, Cocktail for two, Somewhere over the rainbow… Les rituels flamboyants et apocalyptiques de l’Arkestra introduisent des blues qui prolongent directement les sessions de Kansas City. Les musiciens qui figurèrent ce que l’avant-garde la plus déjantée pouvait offrir de délires psychédéliques s’offrent un voyage dans la mémoire vivante d’une musique dont ils connaissent les arcanes comme personne.
Car les uns et les autres ont pratiqué au premier degré tous les genres aujourd’hui livrés à des prix de conservatoire, jazz classique, bop ou rythm’n’blues. Un John Gilmore fut en son temps des rangs d’Earl Hines, cela s’entend. Le piano de Sun Ra lui-même parle toutes les langues. Il sait les claudications du stride, les tourbillons tatumiens, les touffeurs du blues ; Sun Ra n’a pas d’âge, en effet, ses mensonges, ses oublis sont la vérité même : la musique n’a pas de limites, ni de style, ni d’époque. Koras ou synthétiseurs partagent une même scène sans qu’il y ait à redire, la scène primitive du jazz, sa scandaleuse bâtardise ; ils la magnifient. Ses dimensions cosmiques n’empêchent pas l’Arkestra de se déployer comme une jungle, d’en déverser couleurs et parfums.

A sa manière, Sonny Blount (son nom dit de baptême) figure le pendant de Duke Ellington lui-même. Quand celui-ci fait état d’une science peu commune de l’écriture, d’une connaissance éblouissante des ressources de l’orchestre, celui-là pétrit à pleines mains une matière sauvage, laisse la bride sur le cou à d’authentiques sorciers. Tous deux mènent leurs hommes là où ils veulent, au cœur d’un univers dont ils sont à la fois l’inventeur et le guide. Des mondes qui communiquent. L’hommage au Duke n’est point ici déférent, blasé, historiciste. Il se donne comme une amicale poignée de mains, d’égal à égal. Une accolade.

En ces temps de revivalismes, cet album fringant, enjoué, fougueusement jeune, rappelle à qui voudra l’entendre que dans le revival, il y va de la vie. D’abord. Et qu’à cette aune, il faut avoir vécu, longtemps peut-être, intensément sans doute, pour s’y mesurer. On l’a dit, le jazz a un siècle : c’est, tout ensemble, encore court et déjà long. Cette soirée du 27 février 1984, l’Arkestra joignait idéalement, comme un arc-en-ciel, les deux rives qui vont s’écartant d’un passé suffisamment proche pour qu’il vive de ses propres feux, et s’éloignant assez pour que, déjà, certain pressentiment d’une métamorphose à venir -qui, à vrai dire, en 84, était déjà bien entamée, et à laquelle Sun Ra n’avait pas peu contribué lui-même-, en aiguise le sentiment de la perte prochaine. « Aux bacchanales de la vérité, nul ne restera sobre. » L’auteur de cette célèbre maxime ne pouvait deviner qu’il fournirait, à son corps défendant, la chronique parfaite de ce qui se jouait là, et dont nos oreilles ébahies ne voudraient revenir.

Ronnie Brown (tp, fghn), Marshall Allen (as, cl, fl, htbs, kora), Eloe Omoe (as, bcl, fl), John Gilmore (ts, cl), Danny Thompson (bs, as), James Jacson (basson, fl, oboe, perc), Rollo Redford (b), Matthew Brown, Salah Ragab (perc), Myriam Broche, Greg Pratt (danse). Live, Athènes 27 février 1984.

Dans la même collection, voir l’étonnant « The Sun Ra meets Salah Ragab in Egypt » (Leo GY1). Enregistré lors d’un voyage au Caire, l’Arkestra rencontre ses émules locaux. Savoureux.

Plus d’infos : http://www.atlas.co.uk/leorecords/