Ennuyeuse pour les uns, la meilleure du monde pour les autres (impayable Jacques Bergier !), la science-fiction soviétique reste une « terra incognita » qui fait rêver. Retour en utopie à la faveur de la réédition des classiques « Stalker » et « L’Ile habitée », d’Arkadi et Boris Strougatski.

La science-fiction soviétique, qui se dit Naoutchnaïa fantastika en v.o. (« fantastique scientifique » en v.f.), pose une question inédite : quelle est la place réservée à l’anticipation dans une société où l’utopie est déjà réalisée ? Comment écrire de la science-fiction sous un régime qui tient le fantastique pour réactionnaire ? La prudence s’impose. Forcément suspects de dissidence dès lors qu’ils s’écartaient un tant soit peu de l’avenir radieux promis par l’avènement du socialisme, les auteurs russes s’en tiendront longtemps aux seuls space opera sur le modèle d’Aeli ta, la première des utopies révolutionnaires spatiales, écrite par Alexeï Tolstoï en 1922 : ou comment deux russes, un savant et un ancien soldat de l’armée rouge, en excursion sur la planète Mars, provoquent la chute d’une civilisation capitaliste millénaire fondée par les derniers survivants de l’Atlantide. On retrouve les mêmes ingrédients (space opera + utopie communiste située au XXXe siècle) dans La Nébuleuse d’Andromède, le chef-d’œuvre d’Ivan Efremov, paru en 1957. L’époque s’y prête, d’autant plus qu’avec le lancement des premiers Spoutniks les étoiles semblent sourire à la planète socialiste.

Mars Attack

C’est donc dans ce contexte à la fois propice et contraint que les frères Strougatski commencent leur collaboration. Arkadi, l’aîné (disparu en 1991), est interprète de japonais. Boris (toujours en vie) est astrophysicien. Ils écrivent ensemble depuis 1958, et cherchent dans un premier temps leur inspiration du coté des auteurs américains. Le résultat n’est pas très bon. Heureusement, la suite est plus intéressante : les deux frères, délaissant le space opera, adoptent le ton de la fable et de la satire pour fustiger les travers du système, comme Zamiatine et Boulgakov avant eux. La Seconde invasion des martiens (1968) est ainsi une fausse suite au roman de Wells, vue par les yeux d’un petit professeur à la retraite plus préoccupé par sa collection de timbres que par la présence de martiens à la tête du gouvernement. Moralité : les hommes se moquent de savoir quelle idéologie est au pouvoir, dès lors que leur bien-être matériel est garanti. La Troïka (1968) va plus loin dans la critique du régime en s’attaquant aux lourdeurs d’une bureaucratie tatillonne et imbécile ; hélas le roman, passablement lourdingue, ne se relit plus que comme une curiosité qui permet de comprendre pourquoi les deux frères se sont retrouvés sur liste noire, à cause du contenu antisocial de leur œuvre. Leur liberté de ton, plus ou moins tolérée sous Khrouchtchev, leur vaudra de sérieux démêlés avec la critique officielle à partir du moment où Brejnev accède au pouvoir : plusieurs de leurs romans sont retirés des librairies, voire récoltent une interdiction pure et simple à parution. Les Strougatski devront désormais apprendre à ruser. Le vernis SF brouille les pistes aux yeux des censeurs, et il n’est pas interdit de penser que derrière la contre-utopie capitaliste ou fasciste de façade censée dénoncer la décadence de l’Ouest (Le Dernier cercle du paradis), le tandem se livrait aussi à une critique à peine déguisée du régime soviétique.

Citoyen d’Utopie

Après Il est difficile d’être un Dieu, Denoël poursuit la réédition des ouvrages principaux des deux frères avec L’Ile habitée et Stalker, présentés dans des versions définitives grâce au formidable travail de complétion et d’harmonisation réalisé par Viktoriya et Patrice Lajoye. « Il ne s’agit pas exactement de nouvelles traductions, explique Patrice Lajoye. Pour Il est difficile d’être un Dieu, il a fallu apporter les corrections et les ajouts faits par Boris Strougatski après la Perestroïka. Ce roman, comme tant d’autres, avait dû subir des modifications pour être accepté par la critique officielle d’alors. Paradoxalement, les coupures avaient touché des phrases au caractère politique pourtant relativement orthodoxe, critiquant la bourgeoisie, etc. ». Depuis sa dernière parution française (Présence du Futur, 1973), ce beau roman, à l’instar du reste de l’œuvre des deux frères, avait été quelque peu oublié. Ecrit en 1964, il pose pourtant des questions essentielles dont on n’a pas encore trouvé les bonnes réponses. Un terrien est envoyé par l’Institut d’histoire expérimentale en mission d’observation sur une planète arriérée à l’évolution bloquée par un système féodal qui fait la chasse aux savants et aux artistes. Sa mission lui interdit d’intervenir mais, en tant que citoyen d’Utopie, sa morale lui commande d’agir pour aider ce peuple opprimé à se libérer du fascisme. L’Ile habitée développe un thème à peu près identique : un habitant d’Utopie s’échoue sur une planète tombée sous la coupe d’une dictature militaire et médiatique à la Orwell. Que faire ? Entre soft power et droit d’ingérence, ces deux romans initiatiques annoncent clairement la couleur du cycle de la Culture de Iain M.Banks.

S.T.A.L.K.E.R.

« Tous ceux qui ont des contacts suffisamment longs avec la Zone subissent des changements aussi bien physiques que génotypiques. Vous savez comment sont les enfants des stalkers, vous savez ce qui arrive aux stalkers eux-mêmes. Pourquoi ? Où est le facteur de la mutation ? ». Des extraterrestres ont débarqué sur Terre. Pour autant la rencontre tant attendue entre les deux espèces n’a pas eu lieu. Les visiteurs sont repartis comme ils étaient venus, sans trompette ni fanfare, laissant l’homme en proie au doute et à l’immensité de sa solitude face à la soudaine révélation d’une civilisation extraterrestre qui n’a même pas cherché à prendre contact avec l’espèce dominante de la planète. Seule trace de leur passage, des phénomènes physiques inexpliqués se manifestent dans les territoires contaminés par leur visite. Placée sous le contrôle militaire de l’ONU, la Zone suscite la curiosité des scientifiques et la convoitise des stalkers qui n’hésitent pas à s’y aventurer clandestinement à la recherche des artefacts abandonnés derrière eux par les visiteurs et qui font l’objet d’un commerce florissant au marché noir. Surprise. Ecrit en 1972, Stalker, le roman le plus célèbre des Strougatski, semble aujourd’hui trouver un nouveau public. Gilles Dumay, directeur de la collection « Lunes d’encre », s’en réjouit : « Je ne pensais pas qu’il y aurait un tel engouement pour cette réédition. Le succès de la série des jeux vidéo S.T.A.L.K.E.R. a beaucoup pesé dans la balance, me semble-t-il, de même que l’aura du magnifique film d’Andrei Tarkovski (1977), évidemment. Et puis (surtout ?) Stalker EST un des chefs-d’œuvre de la science-fiction. Cette position me semble absolument incontestable aujourd’hui ». Bien sûr, Tchernobyl est aussi passé par là : « stalkers » est le nom qui a été donné aux « liquidateurs », les ouvriers qui posèrent le sarcophage autour du réacteur en fusion pour circonscrire l’étendue de la catastrophe. Dans le roman, la Zone étend son influence néfaste sur les populations alentour. Les cadavres ressuscitent sous l’effet des radiations. Les enfants naissent avec des malformations. « Ouistiti », la fille du personnage principal, est couverte de poils, et Grand-père vit à nouveau sous le toit familial. La vie continue. Plutôt que la fable mystique attendue, Stalker est un grand roman de science-fiction qui se lit d’une traite (à peine deux cents pages, rien à voir avec le film, qu’on peut trouver parfaitement assommant). Pas le temps de courir la métaphore politique, l’intrigue ménage habilement l’équilibre subtil entre l’action et l’émotion. Comme toujours, cette science-fiction à quatre mains place l’humain au cœur de la réflexion. « Bien que l’un d’eux, Boris, soit scientifique de formation, explique Patrice Lajoye, ils n’ont jamais vraiment insisté sur l’aspect technologique de la SF. Leur vision de l’avenir est humaine. C’est ce qui fait d’ailleurs que leurs textes, à l’exception de quelques œuvres de jeunesse, vieillissent remarquablement bien. Ils sont réellement intemporels ; bien que souvent placé dans un contexte d’aventures, leur propos, philosophique et politique, est toujours d’actualité ».

Dimension URSS

Les Strougatski sont-ils l’arbre qui cache la forêt de la science-fiction soviétique ? Viktoriya et Patrice Lajoye présentent Dimension URSS et Dimension Russie, deux anthologies qui permettent de faire le tour du domaine. « Il n’y a de nos jours aucune réelle différence entre la SF russe et la SF occidentale ; les thèmes, les styles sont libres », précisent les deux anthologistes, qui notent même que les auteurs russes ont une plus grande propension à pratiquer le mélange des genres. « Tout cela était bien sûr très différent à l’époque soviétique : certains impératifs étaient incontournables. Un héros au service des autres, la paix entre les peuples – évidemment –, pas de sexe, pas de vulgarité, si possible pas de violence ». Deux époques pour deux manières radicalement différentes d’aborder le genre. Avant l’avènement de Staline, l’Imaginaire soviétique appartenait à des auteurs populaires, ce qui ne les empêchait pas d’écrire aussi sur des thèmes écologiques, sociétaux ou philosophiques (qu’on pense à Alexeï Tolstoï, Alexandre Belaiev, Andreï Platonov, Valeri Brioussov, Alexandre Grine…). Longtemps contrainte par le régime, la science-fiction n’a finalement connu son véritable âge d’or qu’après-guerre, d’abord via la publication des contes scientifiques d’Ivan Efremov (à paraitre chez L’âge d’Homme), mais surtout via l’impact des Strougatski, que les éditeurs soviétiques ont longtemps sous-estimés et négligés. La situation est complètement différente aujourd’hui, puisque la plupart des « classiques » modernes publiés en France en littérature générale (Viktor Pelevine, Vladimir Sorokine, Tatiana Tolstaya, Dmitri Lipskerov pour ne citer qu’eux) comptent aussi de nombreux romans de science-fiction ou de fantastique à leur actif.

L’Ile habitée et Stalker, d’Arkadi et Boris Strougatski
(Denoël – « Lunes d’Encre »)

Aelita d’Alexeï Tolstoï
(L’Age d’Homme)

Dimension URSS et Dimension Russie, anthologies de Viktoriya et Patrice Lajoye
(Rivière Blanche – disponible sur Internet)