Errant depuis plus de 15 ans entre des labels prestigieux (Metaforensics, Cease & Desist, Vertical Form), d’ou il largue avec une régularité déconcertante des ogives serties de subtilités lo-fi, Robert Squire, aka Sixtoo, est un des producteurs de hip-hop les plus féconds de ces dernières années. Ancien membre des Sebutones, un duo qu’il formait aux côtés du canadien Buck 65, ancien compagnon de route du réseau Anticon d’avec lequel il a depuis pris ses distances pour des raisons qu’il refusera d’évoquer ici, il largue via le label anglais Ninja Tune un quatorzième album qui sonne, selon ses dires, un renouveau artistique. Mais alors que son acolyte Buck 65 use de la puissance de feu promotionnelle de Warner Music pour étaler ses mots dans la presse, Sixtoo, par trop discret et empli de doutes, s’exprime peu. Pourvoyeur des marécages sonores qui ont fait de « 50 / 50 where it counts » un classique, membre du collectif de turntablists 1200 Hobos réuni autour de Mr Dibbs, graphiste au style personnel, cartonneur de trains et auteur pour lui-même de quelques perles dont on citera « Duration » ou « The Antagonist survival kit », il évoque ici son travail. Rencontre avec un puriste aux idées progressistes.

Chronic’art : Tu as vécu à Londres, Montreal, Halifax, Toronto, L.A. et San Francisco. D’ou es-tu originaire ?

Sixtoo : J’ai 30 ans aujourd’hui, et si je me souviens bien, je suis originaire de Toronto. C’est là que j’ai entendu de la musique pour la première fois, et c’est aussi là que, quelques années plus tard, se sont déroulés les épisodes les plus douloureux de ma vie. Aujourd’hui, je vis un peu partout mais mon studio est à Montréal. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été connecté avec le hip-hop, même si ma musique ne ressemble pas forcément au hip-hop que j’écoute. J’ai d’ailleurs débuté en mixant du dancehall. Le hip-hop m’a enseigné comment faire de la musique, et je me suis mis à broder à partir de ça. Ah oui, je fais partie d’un crew qu’on appelle 1200 Hobos.

Tu n’évoques pas les Sebutones, ce duo qui t’a fait connaître et dont tout le monde attend un nouvel enregistrement…

(silence)

La dernière fois que tu es apparu avec Buck 65 sous le nom de Sebutones, c’était sur l’EP still aLIVE AT THE VEGLIA LOUNGE de ton ami Stigg Of The Dump. Ce texte est troublant. On ne comprend pas bien si vous jouez des personnages. Est-ce une métaphore de la fin des Sebutones ?

Ca se peut… Que disait le texte ?

« Everybody ask what’s up ‘bout the Sebutones. Now, you know ! ».

Merci en tout cas d’avoir écouté ce texte. Mais je ne veux pas parler de ça.

Reprenons alors au début. Tu es entré en contact avec le hip-hop via le graffiti, au sein d’une scène canadienne active depuis le début des années 80…

C’est quelque chose que je pratique toujours. J’ai vécu mon adolescence à Toronto et je guettais tout le temps les writers de la ville, leurs styles, leurs évolutions. J’adorais des mecs comme Pez et Ren, même s’ils restaient old-school. Et puis un jour, j’ai filé à New York, à 16 ans, et quand j’ai vu ce qui se passait dans le Bronx, j’ai eu envie d’en faire partie. J’ai commencé à peindre partout ou je passais. Depuis, je peins régulièrement. Aujourd’hui, je peins moins, car je passe la plupart de mon temps à faire de la musique. Je sors peindre une fois par semaine, alors qu’il y a quelques années, c’était frénétique, je faisais ça tout le temps. Je peins généralement des trains, mais j’ai toujours des markers sur moi partout ou je vais, je taggue pas mal. Je crois bien que je n’arrêterai jamais.
Le fait de sortir tes disques sous le nom de Sixtoo et poser « Sixtoo » ou parfois « 6.2 » sur les murs ne t’a-t-il jamais posé de problèmes ?

Si, évidemment. Et je pose des noms différents de temps en temps, quand c’est vraiment risqué, ou dans les périodes tendues. Mais j’évite…

Tu sembles ne rien vouloir séparer de tes pratiques artistiques, musicales ou graphiques.

La majorité du temps, je cherche à signer Sixtoo, car c’est moi, et certains de mes travaux, même lorsqu’il s’agit de trains, sont connectés, au moins dans mon esprit, avec des travaux sonores, des enregistrements, des concerts. Il est juste que toutes mes activités sont connectées.

De cette manière, tu as mis en place un lien entre tes activités graphiques et tes travaux sonores à travers l’album Duration

Cet album a été inspiré par les marques que je pose dans les villes ou je passe. C’est un album instrumental à travers lequel j’ai voulu marquer la musique du sceau géographique et marquer la géographie du sceau musical. Ainsi, chaque titre que j’ai composé a été enregistré dans un espace public, incluant sur la bande des bruits captés dans ces espaces publics. En retour, ces espaces ont été marqués d’un symbole, d’un mot ou d’un graphisme qui évoque la musique crée à cet endroit.

Quel en était le but ?

C’était une manière d’imprimer à mon disque la marque d’un vécu. Ma musique n’est pas le résultat d’heures de productions, la production n’est qu’un outil. La musique, à la base, est le résultat de ma vie, je vis ces choses que tu entends sur le disque, et il me semble important de garder à l’esprit le fait que cette musique n’existe pas sans un lieu qui la fait naître. L’environnement est fondamental dans mes créations. En revanche, la marque ne conserve qu’un souvenir, la musique n’aura plus sa place en cet endroit, ou sera une autre musique. J’aime cette idée de furtivité, d’impossibilité de re-capter une émotion que tu as eu. C’est aussi pour cette raison que je peins des trains.

La peinture sur les trains a quelque chose d’éphémère, car le train disparaît vite. Fonctionnes-tu de la même manière avec ta musique ?

Oui. J’ai besoin de capturer l’émotion du moment, c’est pourquoi j’ai fait cette opération graphique et musicale à travers Duration. Ca m’a permis de fixer une émotion dans le temps et dans l’espace, et de rendre compte en même temps de l’impossibilité de cette fixation. Tu peux mettre sur un mur tous les marqueurs que tu veux, il ne se passera jamais à nouveau la même chose à cet endroit. La marque est un souvenir, et ton marqueur devient caduque. Au niveau de la musique, je ne peux donc pas travailler sur un même morceau pendant plusieurs jours, j’ai besoin de le terminer rapidement, sans quoi je perds la force que je voulais y insérer, j’en perds l’idée, le fil conducteur. Le sommeil laisse échapper ces choses-là. Je travaille généralement d’un trait sur les morceaux. Un truc que je ne finis pas avant de me coucher sera rarement fini.

Duration a également marqué un changement dans ta manière de composer. Tu as invité sur cet album des musiciens, la composition y glissait de l’utilisation de boucles à des instrumentations plus live…

J’utilisais déjà quelques instruments sur le maxi qui précédait Duration. Mais effectivement, ma musique a changé à travers ce disque. J’ai commencé à me servir de plus en plus des samples comme d’une base de travail plutôt que comme une ossature. L’improvisation des musiciens qui jouaient alors avec moi a accru ce principe. Parfois, les samples ne sont là que pour me donner des idées.

Le projet Villain accelerate a également été enregistré de cette manière ?

Oui, et c’est d’ailleurs sur cet album que j’ai vraiment commencé à jouer des instruments moi-même. Villain, c’est moi et Stigg Of The Dump. Le disque, sorti l’an dernier sur Mush, est le résultat de productions à distance. Nous avons passé quelques mois à nous échanger des fichiers et on a pris quatre jours pour l’editing et l’enregistrement. Il y a aussi sur cet album Matt Kelly et P-Love qui font aujourd’hui partie de mon groupe de scène. Il y a aussi Norsola de Godspeed. J’essaie beaucoup de choses avec les instruments depuis ce disque.
Comment es-tu entré en contact avec Ninja Tune ?

J’ai bougé sur Montréal il y a deux ans, et j’y suis resté pour faire des concerts. Un soir, j’ai croisé à un de mes shows Amon Tobin et Kid Koala. On a discuté vite fait et ils m’ont présenté Jeff (boss de NJ Los Angeles, ndlr). C’était très sympa, mais ça n’a pas été plus loin, on buvait des coups ensemble et on s’entendait bien, quoi, on parlait. Et puis j’ai remarqué qu’ils venaient régulièrement, plusieurs fois par semaines, voir des concerts qui étaient sensiblement les mêmes. Et ils ont fini par me proposer de signer sur NJ North America.

Chewing on glass est-il basé sur du sample ou sur de l’enregistrement live ?

Il est à mi-chemin entre les deux. C’est comme une lutte entre ces éléments. Il y a beaucoup de live, c’est même la base, mais nombre de ces éléments sont ensuite bouclés dans le sampler. Je pense que c’est, de loin, le meilleur album que j’ai jamais enregistré, bien plus élaboré que tout ce que j’ai pu faire auparavant. J’ai circulé dans plusieurs studios, j’ai enregistré des heures de bande, notamment en improvisant avec quelques instruments sur une base de samples, j’ai tout ramené chez moi et j’ai édité la totale durant des nuits entières. J’y ai passé beaucoup de temps, et je dois avoir au final une dizaine de versions alternatives pour chaque morceau. J’ai gardé les meilleures.

Ce travail sonne parfois comme un live…

Oui. Ca sonne comme l’enregistrement d’un groupe, peut-être comme un groupe de sampler ou quelque chose comme ça. Musicalement, je dirais que c’est une sorte de psyché-pop « à la française ». Avec des putains de batteries ! Mais bon, ça, c’est une étiquette à la Sixtoo. Si je jouais bien de tous les instruments, peut-être que je ferais plus de choses en live, mais je reste très attaché à ma MPC dont je maîtrise le fonctionnement. L’instrument que je maîtrise le mieux à côté du sampler est mon Fender Rhodes.

Sur quel matériel travailles-tu ?

J’ai d’abord des tas de disques, et ça reste ma base. Je passe tout ça à travers une MPC 2000XL et une MPC 60, et j’édite sur un G4 classique avec une bonne carte son. C’est la base de mon travail, mais j’utilise aussi une console Neotek avec un tas d’effets, et quelques instruments, dont mon Rhodes.

Sur le titre Storm clouds & silver linings, tu as invité Damo Suzuki, ex-leader du groupe Can. Comment s’est passé cette collaboration ?

Damo Suzuki n’a jamais bossé avec des rappeurs ou des producteurs de rap. Mais il se trouve que c’est un de mes chanteurs favoris, et l’influence de son art sur tous les genres musicaux actuels, notamment à travers Can, ne peut être niée. Ce type est un ultra, un dingue de la musique qui passe sa vie à tourner et à enregistrer. Il possède quelques merveilles dans son ordinateur, mais ces trucs ne sortiront probablement jamais. Je l’ai rencontré au Canada où je suis allé à sa rencontre pendant une de ses tournées qui ne finissent jamais. Il jouait chaque soir dans des clubs différents, parfois même avec des groupes dont il n’avait jamais entendu la musique ! Je lui ai laissé trois de mes albums, et on s’est peu à peu mis à parler d’une éventuelle collaboration pendant les mois qui ont suivi.

Ca a été encore un travail d’editing ?

Oui, j’ai fait venir Damo à Montréal et on s’est posé chez moi. On a passé quelques jours à improviser quasiment en live, j’ai gardé plein de versions de ces enregistrements et j’ai ensuite tout édité quand il est reparti. Ce qu’on entend sur le disque est donc le résultat d’un travail de découpage, et sa voix n’a pas été posée exactement de la manière dont tu l’entends sur le disque, même si j’ai fait des prises live. J’ai fait un editing de fou, ce morceau est un patchwork énorme, un des trucs les plus laborieux que j’ai jamais réalisé.

Tu comptes parmi les producteurs les plus prolifiques de ces dernières années. Que peut-on attendre de toi dans un futur proche ?

Là, je bosse sur un petit EP pour l’été, et je travaille sur des titres pour Sage Francis. Il est signé sur Epitaph et je lui ai déjà filé trois titres qui seront sur l’album. Je mixe aussi l’album que Dj Signify a enregistré avec Buck 65 et Sage Francis (Sleep no more, ndlr). Et puis je réfléchis à la manière dont je pourrais mettre en scène Chewing on glass. Il faut que je construise un show à partir de ce matériel brumeux. Ce n’est pas évident. Ah oui : il va falloir aussi que j’aille peindre quelques trains, quand même.

Propos recueillis par

Lire notre chronique de Chewing on glass

Discographie sélective :
Sixtoo – Chewing on glass (Ninja Tune – 2004)
Sixtoo – Antagonist survival kit (Vertical Form – 2003)
Sixtoo – Duration (Cease & Desist – 2002)
Sixtoo – A Work in progress 12 » (Anticon – 2001)
Sebutones – 50/50 where it counts (Metaforensics – 1998)

Name Drop : Fatso, Cabin, Nails, Sectr, Dabs, Thesis, Tonto, Rhek (HW), Labrona and Other. Crush Toys, Make Noise