Deux ans après le succès de Marius et jeannette, Robert Guédiguian nous propose A la place du coeur qu’il a adapté avec Jean-louis Milési d’un roman de Baldwin et dont, au fond, il est persuadé être l’auteur. Bien sûr, il retrouve sa famille de comédiens et Marseille. Et même si aujourd’hui, Guédiguian monte une production plus facilement qu’hier, il n’a pas vraiment l’intention se trahir. Ses films le prouvent. Au cinéma, il aime l’alternance.

Chronic’art : Dans le synopsis de Marius et Jeannette il y avait écrit : « il faut réenchanter le monde » ce qui était un programme ambitieux. Dans votre nouveau film A la place du coeur, j’ai le sentiment que vous prenez cette phrase à contre pieds…

Robert Guédiguian : C’est juste ce que vous dites. Je crois avoir tendance à être un jour optimiste et un autre pessimiste ; je fais un jour un constat et un autre un exemple. Le couple antithétique. C’est une ambivalence qui me traverse et qui traverse tout le monde, je suppose. Cette chose là m’intéresse. J’ai souvent dis que j’aimerais faire un conte une tragédie, un conte une tragédie car j’aime autant les deux formes.

Comme des lasagnes ?

Oui !Toutes deux valent autant pour parler du réel et c’est vrai que ce nouveau film est évidemment un petit peu le contraire de Marius et Jeannette.

C’est la première fois que vous faite une adaptation ?

Oui. Mais je n’ai pas adapté ce roman pour aller chercher autre chose. Quand je l’ai lu il m’a semblé, de manière tout à fait irrationnelle et saugrenue, que c’était moi qui l’avait écrit ! vous savez j’ai cette citation très belle de Brecht en mémoire: « tout spectacle a un spectateur idéal ». Il s’agit d’un spectateur qui ressent plus qu’il ne comprend les intentions de l’auteur. Je crois que je suis ce lecteur, en l’occurrence, de Baldwin.
Ce livre me proposait très exactement les directions dans lesquelles je voulais aller. C’est-à-dire dans un univers très sombre. Peut-être qu’effectivement ce qui se passe avant l’idéologie, ou après ou ailleurs ou en deçà, peu importe, mais ce qui est de l’ordre du corps, du cœur, de la sensualité, est peut-être un des remparts des dangers qui nous menacent. Je trouve que Baldwin travaille cette chose là. Il y a une espèce de lyrisme absolu chez lui. Aussi bien dans les choses de l’amour que dans celles qui unissent les êtres. Baldwin décrit un univers qu’il connaît :Harlem 1960-1970. Avec la pression que connaissaient les Noirs à ce moment-là, aux États -unis. Et qui est toujours présente aujourd’hui, même si elle est moins violente. Ces espèces de réponses et de tentatives de solution que proposait Baldwin à l’époque restent valables et de manière tout à fait universelle. C’est-à-dire que cela reste valable à Marseille aujourd’hui et à Sarajevo où l’on a fait un petit déplacement pour les besoins du film.
C’est tout cela qui me paraissait intéressant de travailler après avoir fait, dans Marius et Jeannette une sorte de « bilan » d’une certaine culture ouvrière, d’une manière de vivre, de résister, de rester démocratique. Je voulais partir dans cette direction et aller voir dans des choses forcément plus archaïques plus primitives.
Aller voir avant l’idéologie. J’ai envie de dire un truc tout bête. Il me semble que si l’on se place uniquement sur de la sensualité, on ne peut pas être racistes. Je considère que le racisme est fondamentalement idéologique. Si on laisse aller son cœur, évidemment, on n’est pas raciste.

Dans la transposition à l’écran, vous avez choisi de mettre en scène un jeune noir. Selon vous l’impact n’aurait pas été le même avec un Arabe ?

Dans ce choix, il y a un élément esthétique immédiat. Le noir et le blanc. Le personnage de Bébé est très noir et celui de Clémentine très blanc voire diaphane. (pourtant c’est une fille du sud) On voulait travailler ces contrastes là, pour affirmer d’une manière forte, et la plus emblématique possible le contraste et le propos poétique de cette opposition. Autant travailler à mort le contraste pour montrer qu’il n’y a pas de différence. Il me semble que prendre aujourd’hui un jeune arabe est devenu conjoncturel. De la même manière, je trouve que le personnage du flic, par exemple, est allégorique, emblématique : ce n’est pas un vrai flic. Il y a des gens qui me demandent : Pensez-vous que tous les flics sont racistes ? Evidemment non. Celui là est un ange tombé du mauvais côté, un ange exterminateur.
Vous parliez de poésie et visiblement c’est une chose qu’il vous importait de toucher par la construction même du film (montage, voix off).

C’est l’autre aspect de l’adaptation . Quand je dis que j’ai l’impression d’avoir écrit ce roman, avec tout le respect que je dois à Baldwin, qui reste un immense auteur à découvrir ou redécouvrir, il y avait un aspect sur le contenu dont on vient de parler et sur la forme. Il me semblait que ce roman allait me permettre de faire quelque chose que j’avais déjà tenté par ci par là, en particulier en travaillant avec une voix off sans qu’elle soit indicative, bien sûr mais qui trouve sa raison d’être parce qu’elle est digressive. La voix off, dans le film dit à 99% des choses que seule la littérature peut dire. Le discours sur la fin du travail, par exemple ou sur le rapport hommes-femmes que tient Clim ne peut pas être raconté par l’image. Cela faisait très longtemps que j’avais le désir de mélanger Littérature et Cinéma. L’adaptation le permet.

Vous ne craignez pas de déstabiliser tous ceux qui ont aimés Marius et Jeannette ?

Mon vœux serait que tous ceux qui ont vu Marius et Jeannette et qui l’ont adoré au premier degré, que ce grand public, vienne voir A la place du cœur et l’aime aussi. Qu’il y ait un effet pédagogique, comme si Marius et Jeannette était une carte d’accès à d’autres formes, parce que bien entendu, de mon point de vu Marius et Jeannette n’est pas recette, une panacée. Moi j’aime toutes les formes de cinéma ; passées, présentes et celles à inventées. J’aime tous les récits possibles et imaginables: du journal intime à la fresque, le western, la comédie, le conte. Donc j’aimerai que Marius et Jeannette serve ce nouveau film à la fois poétique et sophistiqué mais qui a aussi une narration immédiatement compréhensive. Ce voeux, je saurais un mois après sa sortie s’il est pieux !

Il y a quelque chose de très beau, dans ce film, de très luxueux et qu’on ne peut faire qu’au cinéma je crois, c’est d’avoir un véritable album. Il y a des acteurs qui vous suivent depuis longtemps, comme Darroussin, Ariane ascaride, Meylan. Et dans ce film vous avez mis une scène d’un autre film…

Oui…et je crois que le choc a été le même pour nous tous. C’est extrêmement surprenant. L’extrait date de treize ans plus tôt. Ce qui est très émouvant c’est qu’on a l’impression, avec le cinéma, que c’est toujours là. C’est une qualité du cinéma et plus généralement, du mouvement. Il y a un vrai effet d’immortalité qui secoue. Je crois que les comédiens étaient très surpris, moi aussi. En effet, c’est très luxueux.

Certains thèmes sont récurrents dans votre travail. Certains mots reviennent toujours : solidarité, tolérance… et aussi d’autres visiblement vous démangent… la religion par exemple !

Ah ! Disons que je voulais travailler sur une forme d’aliénation contemporaine. Pour moi, le rapport qu’à Christine Brücher (qui interprète Francine) à ce moment là, c’est un rapport de femme perdue, d’aliénation dans le sens strict du terme. Vous savez comme moi qu’il y a une résurgence. Son personnage pourrait être de la Secte Moon, ou de n’importe quelle secte. Comme le dit son mari, c’est par amour qu’elle s’est perdue et s’est petit à petit dépossédée d’elle-même. Là aussi, je crois que c’est encore une histoire d’emblème. Je préfère aller chercher dans la Chrétienté que dans une secte. C’est plus fort, plus allégorique.
Le personnage de Ariane Ascaride passe par Sarajevo. Etait-ce pour monter un pays idéologiquement plus « atteint » que le notre ?

Exactement. Ce qui me plaisais c’était de montrer un moment du parcours de Marianne qui va rencontrer quelqu’un de plus pauvre qu’elle. Et comme lui dit de manière assez agressive un autre personnage à Sarajevo : « nous sommes ces gens que vous voyez à la télévision et à qui vous envoyez des couvertures ». Ce décalage m’intéressait mais dans un endroit emblématique encore une fois, violenté par des conflits ethniques. Ce n’est plus le spectre du communisme qui hante l’Europe aujourd’hui, c’est celui de la guerre ethnique.
La translation que nous avons faites en adaptant : New York à Marseille et Sarajevo, et cela dans des époques différentes, des histoires différentes, des cultures différentes me semblent vraiment opportunes.

On appelle souvent Marseille : New-york-en-France…

Oui. Entre le Port et le métissage, en effet, New York est une ville qui me rappelle Marseille.

Si « Beale Street pouvait parler » est le titre original du roman de Baldwin. Il y a une chanson de Louis Armstrong qui s’appelle Beale street Blues et que avez mise dans le film. Et finalement, vous avez appelé votre film A la place du cœur

En fait, Beale Street est la rue principale de Memphis. Pour tous les américains, elle est emblématique de ce que sont les noirs américains. Au début du siècle, c’est dans cette rue qu’on trouvait les bordels, le début de la musique noire, les fauchés, les mendiants, les clochards. Beale Street blues, qui a été écrit en 1912 par Randy, est un des premiers blues de l’histoire du Blues. Il est question d’un aveugle au coin de la rue. J’ai fait un petit clin d’œil en mettant ce personnage dans mon film… j’aurais pu appeler ce film : si « Marseille pouvait parler », si « l’Estaque pouvait parler »… pour rester plus proche de mon quartier. Evidemment, ce qui est dit, c’est que tout ce monde-là n’a pas la parole. Donc on la leur donne. On entend aussi cette chanson chantée par Louis Armstrong lorsque Darroussin et Meylan dansent dans un bistrot.

Les scènes entre eux deux sont étonnantes d’intimité. Est ce déjà présent dès l’écriture ?

Non. C’est étrange, d’ailleurs. Il y a toujours une part de conscient et d’inconscient quand on fait des choses. Je crois que ce film par rapport aux précédents réhabilite un peu les hommes. Je ne suis pas dupe et en même temps, dans mes trois derniers films, les hommes n’avaient pas le beaux rôles. Cette fois, pour les femmes c’est 50-50 et les deux types sont formidables. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être qu’ils m’énervent un petit peu moins aujourd’hui que dans les années 80 !

Grâce aux femmes ?

C’est possible !

Vous préparez déjà deux autres films. Y a-t-il une raison à cette boulimie ?

Comme dit un des personnages dans le film, « je fais comme mon père, je travaille ». L’activité artistique ne me suffit pas, faire un film par an ne me suffit pas ? Je ne peux pas me contenter de çà. Je ne suis pas un artiste, moi. Je suis incapable de partir à la campagne, de regarder les oiseaux ni de réfléchir des années à mon prochain scénario. J’ ai de la matière, du grain à moudre. A côté de ça, je produis d’autres films, des choses auxquelles je crois, que j’aime. Si je peux travailler plus qu’à mes films en travaillant aussi sur d’autres sujets, sur la défense du cinéma français ou européen, ce qui m’emmènent dans des actions plus militantes, évidemment je le fais.
Mes deux prochains films illustrent bien l’alternance dont on parlait au début, car l’un est un conte de l’Estaque (A l’attaque) où à nouveau on tord le réel, où les gens finissent par gagner. C’est du guignol, quoi ! il y a des braves et des méchants, des bastonnades, on est au théâtre guignol ! Ensuite on s’arrêtera un mois pour réajuster la production du second film qui ne sera pas un conte du tout (La Ville est tranquille) où une quinzaine de personnages vont montrer que la ville n’est pas tranquille du tout. Cela se passera à Marseille, aujourd’hui. Ce sera un film beaucoup plus noir. On tourne les deux films à un mois d’intervalle.

Propos recueillis par

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