Depuis une dizaine d’années, d' »Un soir après la guerre » à « La Terre des âmes errantes », Rithy Panh filme le Cambodge d’aujourd’hui et les ombres du passé. Avec S21, la machine de mort khmer rouge, son cinéma s’élève encore. Un film décisif sur la mémoire et le témoignage, situé dans les couloirs et les cellules désormais vides de S21, centre de détention et de torture de la sanglante dictature des Khmers Rouges.

Chronic’art : Qu’est-ce qui vous a incité, maintenant, à entreprendre ce film ?

Rithy Panh : L’idée de S21 n’est pas récente, c’est une étape importante d’un travail qui n’est pas terminé. Le travail sur un génocide n’est jamais terminé et c’est en le poursuivant que l’on peut creuser le traumatisme. S21, comme lieu au coeur du pouvoir, est une machine qui représente, à son échelle, la dictature khmère rouge. Un génocide, ce n’est pas un massacre, pas une folie collective, mais une action planifiée, orchestrée, rationnelle. A S21, on ne se contentait pas de torturer et tuer, on détruisait, on déshumanisait les victimes, on effaçait leur mémoire. Le film tente de comprendre et rendre compte de cette réalité, non seulement pour la mémoire du peuple cambodgien, mais aussi parce que cela concerne le monde entier. Cela pose des questions à tous les êtres humains, aux systèmes qu’ils mettent en place, et aux comportements de chacun face à ces systèmes. Après la Shoah, tout le monde a dit : « plus jamais ça ». Peut-être n’avons nous pas été assez vigilant, nous ne sommes-nous pas assez questionné, et quand il y a eu des génocides comme celui du Cambodge, on n’a pas su les empêcher, on a même laissé les Khmers rouges siéger à l’ONU… Preuve qu’il faut toujours continuer à s’interroger.

Ce qui frappe, dans le film, c’est cette mémoire des corps qui se révèle lorsque les anciens bourreaux miment les gestes qui étaient les leurs vingt-cinq ans auparavant. Aviez-vous anticipé cela ? Saviez-vous que le film irait dans cette direction ?

Non, lorsque j’entreprends un film, c’est un travail de longue haleine et je ne sais pas quelle direction il va prendre. Je sais bien de quoi il va parler, je fais des recherches, mais ensuite l’écoute est la base de mon travail, c’est elle qui donne au film sa direction, qui détermine sa forme. Là, je me suis documenté sur les anciens gardiens que l’on voit dans le film, je connaissais leurs biographies. Mais face à eux, j’étais en position d’écoute. Le système totalitaire casse les individus. Les geôliers de S21 gardaient des personnes qui avaient perdu jusqu’à leur nom, qui étaient réduits à l’état d’animaux dont la seule occupation était de survivre, pas de penser ou de résister. Moi je ne voulais pas reproduire cela sous une autre forme : j’ai parlé à des hommes, j’ai écouté des hommes, pas des petits rouages d’une machine. Chacun est différent. Je n’étais pas avec eux dans la position d’un procureur, même si je connaissais leur histoire, leur degré de culpabilité et que je ne voulais surtout pas les exonéré de quoi que ce soit. Ils ont subit un endoctrinement dont je ne nie pas la réalité mais qui ne leur ôte pas toute responsabilité ; eux aussi, quelque part, étaient déshumanisés pour faire fonctionner la machine.
Après la chute des Khmers rouges, ils sont rentrés à la campagne (les Khmers recrutaient essentiellement dans la population la moins éduquée) et ont gardé en eux, sans en parler, leur traumatisme -puisqu’ils en ont un aussi, différent de celui des victimes, mais réel. Parmi eux, j’ai rencontré un homme qui ne pouvait pas décrire, par des mots, la violence de ce qui se passait à S21, ou alors par des phrases saccadées. Mais il faisait beaucoup de gestes pour raconter, expliquer. C’est là, et en écoutant d’autres anciens gardiens, que j’ai pris la mesure de cette mémoire du corps, qui ne ment pas. Que les gestes complétaient la parole. J’ai senti qu’il était important de travailler sur cette mémoire, par ce que l’image pouvait rendre compte de ces gestes. Lorsque dans le film ils refont les gestes qui étaient les leurs à l’époque, je ne les force pas. Ça doit venir d’eux -ou bien ça ne vient pas du tout.

A ces moments, lorsque se met en place cette espèce de chorégraphie de la terreur, il manque les corps des victimes. Elles sont là, pourtant, ce sont des fantômes. Comment cette présence s’est-elle intégrée dans les images ?

L’absent existe. Les victimes, d’une certaine manière et par cette absence, questionnent ces gestes reproduits des années plus tard. A l’image, elles se manifestent quand, par exemple, je sens que je ne peux pas entrer avec la caméra dans certaines pièces de S21, parce que ce serait marcher sur elles.

La question centrale, qui n’est toujours pas résolue et traverse toute l’histoire du XXe siècle, reste : comment produire du témoignage, longtemps après les faits ?

Oui. Evidemment le gros écueil serait de tomber dans le sensationnalisme. Ces moments où les anciens gardiens répètent leurs gestes expliquent sont vus par certaines personnes comme quelque chose qui relève du théâtre. Or ce n’est pas du théâtre, ce n’est pas de la mise en scène. Mettre en scène ce que font les anciens gardiens, exiger d’eux qu’ils fassent ce qu’ils font dans le film, ce serait obscène, surtout dans un lieu comme S21. C’est aussi pour cela que je recours souvent au plan séquence, pour les laisser faire -encore une fois, il faut que cela advienne de leur propre initiative. Cela ne signifie pas que l’on doive tout s’interdire, qu’il ne faille pas rajouter un projecteur ou demander à quelqu’un de se placer à tel endroit -sauf s’il se passe quelque chose de spontané, que l’on n’a pas le droit de reproduire artificiellement. Cette situation de confrontation entre victimes et bourreaux, sur les lieux mêmes et sous l’œil d’une caméra, permet aussi de préciser, de rectifier. Quand quelqu’un affirmait quelque chose, les autres étaient là pour le reprendre éventuellement. Pour produire du témoignage vingt-cinq ans plus tard, j’utilise pleinement le langage cinématographique. Une autre manière de poser la question est de se demander si on peut laisser les images prendre en charge ce problème du témoignage. Avec S21, j’ai tenté de le faire. Seuls les morts connaissent la réalité de ce qui s’est passé. L’image reste subjective. Moi, en tant que cinéaste, je travaille l’image pour qu’elle offre au spectateur des outils pour comprendre.

Comment concevez-vous votre place dans ce processus, dans ce dispositif ?

D’abord, comme je l’ai dit, je ne me pose pas en juge dans le film. Ce qui ne veut pas dire que je suis neutre. Je suis à l’écoute, mais je ne suis pas en retrait, je suis actif, engagé dans ce processus. Là, j’ai choisi de travailler à partir de la confrontation. Confrontation voulue, qui vient aussi du désir de Nath, le survivant de S21, de questionner les anciens bourreaux, de leur faire comprendre qu’ils devaient eux aussi accomplir ce travail, compléter celui des victimes. Il y a deux mémoires, celle des victimes et celle des bourreaux, et les deux sont indispensables. La machine totalitaire tente d’ôter aux individus leur dignité et leur humanité, et par le travail sur la mémoire, on essaie de les leur rendre.

Propos recueillis par

Lire notre chronique de S21, la machine de mort khmère rouge