Echappé de Depeche Mode, Alan Wilder est maintenant à la tête de Recoil, projet en constante évolution. Si le titre Liquid représente mal un style tout en angles, la pochette -une glace transpercée d’une balle de revolver- colle à un album qui donne le frisson.


Chronic’art : Recoil en quelques dates…

Alan Wilder : Tout a commencé comme un side-project, alors que j’étais encore membre de Depeche Mode, en 1986. Je voulais que Recoil soit l’antithèse de Depeche Mode. Le premier disque était très expérimental, il n’y avait pas de voix ou de parties chantées, juste de longs morceaux instrumentaux, atmosphériques et électroniques. J’ai enregistré deux autres disques, tout en faisant partie de Depeche Mode. A ce moment-là, j’avais déjà commencé à inviter d’autres artistes, des chanteurs surtout. Je ne considère pas Recoil comme un groupe, jamais cette idée ne m’est venue à l’esprit. Mais au fil du temps, il était devenu évident que j’avais besoin de me recentrer sur Recoil et que pour atteindre ce but, je devais inviter plus de gens à collaborer. Ainsi, Recoil était moins centré sur l’ambiant. En 1995, j’ai quitté Depeche Mode, j’ai enregistré Unsound methods en 1997, dans un état d’esprit plus proche de Liquid, très focalisé autour des mots. A ce moment-là, Recoil est devenu un projet beaucoup plus sérieux. Un truc à plein temps.

Comment est née l’idée de Liquid ?

Il y a un titre sur le disque intitulé Last call for liquid courage et, dans ce cas, je parle d’alcool. Quand j’ai pensé à ça, les liquides se sont mis à m’apparaître sous toutes leurs formes. Ils pouvaient signifier plein de choses différentes : la glace, l’adrénaline, le sang… Au final, seul ce titre pouvait convenir.

Cet album est riche en rencontres et collaborations. Comment travaille-t-on avec Diamanda Galas, par exemple ?

Quand je cherche un chanteur, j’ai toujours besoin de quelqu’un qui m’apporte son point de vue. Je ne sais jamais à l’avance de qui il s’agira. J’écris la musique, essaie de construire un cadre, une atmosphère. Dans le cas de Diamanda, j’ai introduit cette couleur de blues très sombre. Je l’avais déjà rencontrée brièvement en 93. De plus, elle est également sur le label Mute, ce qui nous fait un point commun. J’avais cette mélodie, donc, qui pouvait lui convenir, et je savais qu’elle serait touchée par l’ambiance. Je lui en ai parlé et elle m’a immédiatement donné son accord. C’est une personne formidable. Elle est intense et drôle à la fois, elle est très vivante. Pour enregistrer, elle a passé une semaine chez moi, ça m’a permis de mieux la connaître. Mon studio est installé dans un bâtiment séparé de mon domicile et l’ambiance y est toujours très paisible. Nous étions tous très détendus et travailler avec Diamanda a été très agréable, même si elle sait très bien ce qu’elle veut. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas un esprit très ouvert, loin de là puisqu’elle n’a pas rechigner à faire avec mes idées. Tout s’est bien passé.

Il y a également une débutante, ici, Rosa Torras.

En fait, elle parle plus qu’elle ne chante, ce qui a simplifié les choses. J’avais cette plage, plutôt exotique, et je me suis dit que ce serait une bonne idée d’y ajouter une langue étrangère. Après tout, c’est facile aux gens de parler dans leur langue maternelle. J’ai mis cette petite annonce sur mon site Web, demandant aux gens de m’envoyer leurs cassettes. Rosa m’a envoyé cette bande et j’ai simplement adoré sa voix. C’était d’ailleurs plus le son de ses paroles que leur sens qui m’a touché… Je lui ai donc demandé de venir enregistrer. Et j’ai procédé comme avec les artistes de spoken word : j’enregistre d’abord leur voix, ensuite, j’entre ça dans l’ordinateur et j’intègre le tout à la musique. C’est ma partie de la collaboration. Pour elle, comme elle manquait d’expérience, c’était beaucoup plus simple de procéder comme ça.

Le spoken word est un genre qui manque en France. C’est une discipline qui t’attire ?

Curieusement, non. Je ne suis pas ce qui se passe sur le front du spoken word. J’y suis venu par des chemins détournés : je cherchais en réalité quelque chose qui serait comme un dialogue de film. J’aurais presque pu utiliser des acteurs… Malheureusement, ils n’écrivent pas et j’ai donc préféré m’adresser à des gens qui savent le faire, des poètes du spoken word. Je voulais qu’ils racontent des histoires, sur une musique très bande originale de film. A part ça, je ne vais jamais en voir sur scène.

Ce n’est pas gênant de n’avoir aucun contrôle sur les textes ?

En fait, je veux que ces artistes m’apportent leur personnalité. D’ailleurs, je ne choisis que des gens qui me plaisent, qui ont du talent. Et je les laisse faire, sans les guider. Ma partie du travail est d’intégrer ce qu’ils ont fait à ma musique. Quelquefois, on coupe des trucs, on enlève des vers, mais on en discute. Je ne leur demande jamais d’écrire sur un sujet en particulier. Souvent, ensuite, j’essaie de comprendre ce qu’ils ont voulu dire. Quand j’ai toutes les pièces de leur puzzle, j’essaie de le rendre aussi cohérent que possible. C’est ce qui m’intéresse.

Recoil serait une sorte de collectif ?

Dans un sens, oui. Je ne veux pas que ce soit un groupe, c’est un projet ouvert qui nécessite l’apport de collaborateurs occasionnels. Note bien que je ne suis pas un dictateur, mais ça n’est pas non plus totalement démocratique.

La démocratie a tendance à conduire les groupes à la séparation…

Oui, quatre ou cinq personnes obligées de faire sans cesse des concessions et, au final, personne n’est heureux. Car tout le monde a dû mettre de l’eau dans son vin.

Des idées pour de futures collaborations ?

Il y a de nombreux chanteurs -connus ou non, je n’ai pas d’a priori- avec lesquels j’aimerais travailler un jour, mais je ne sais jamais avec qui je vais enregistrer tant que la musique n’est pas terminée. Dans un sens, la musique prend les décisions, sélectionne les artistes ou me les suggère. Souvent, je commence un disque avec certaines personnes à l’esprit et aussitôt que la musique naît, elles ne sont plus à l’ordre du jour. J’aime l’idée de travailler avec des gens qui ont de belles voix, mais qui ne les mettent pas forcément au service de styles très intéressants. J’ai envie de les changer de contexte. Je pense à des gens comme kd Lang, Scott Walker ou Bryan Ferry… Des crooners.

Unsound methods est sorti en 97, Liquid sort aujourd’hui. Que s’est-il passé entre-temps ?

C’est mon cycle normal de travail. Il me faut deux ans pour faire la promo d’un disque et enregistrer le suivant. En fait, celui-là a pris six mois pour sortir. Le millénaire est arrivé en plein milieu. C’est aussi bien qu’il y ait eu un peu de retard : ça m’a permis d’ajouter les vidéos sur le disque. Je n’avais jamais pu le faire avant, à cause d’un timing trop serré.

Que verra-t-on, donc ?

Les vidéos sont toutes très sombres, surréalistes… Il y en a une illustrant la chanson de Diamanda, Strange hours, dans laquelle elle ne figure pas. Toutefois, elle dépeint bien l’histoire de cet homme qui a commis un crime -il a tué sa fiancée- sans comprendre son geste. Sans doute était-il sous l’influence de l’alcool. Donc, on essaye de montrer cette histoire, mais sans être trop littéral. Entrecoupant le narratif, il y a toutes ces images de glace, de liquides. La vidéo a vraiment été faite pour dépeindre l’album dans son intégralité plutôt qu’une chanson. On essaye de procéder toujours ainsi, mais parfois, c’est difficile de trouver la bonne personne pour le faire. Je n’écris pas les scénarios… j’essaie juste de trouver quelqu’un de talentueux pour créer un univers inhabituel. Le hic, c’est que beaucoup de personnes travaillant dans le domaine de la vidéo ne sont pas très douées.

Quelle est l’histoire derrière le morceau Black box ?

Un jour, à la fin de la dernière tournée que j’ai faite avec Depeche Mode, j’étais sur une route en Ecosse… En fait, cette histoire est très ironique. Tous les jours durant cette tournée, j’étais monté dans un avion. Pendant 18 mois. Et puis un jour, je décide d’aller me balader en voiture, d’échapper à toute la tournée. On était au milieu de nulle part. Et ce petit avion s’est écrasé à nos pieds, juste devant nous. A dix secondes près, il nous tombait dessus. L’avion était totalement détruit, les deux pilotes ont été tués… Cette expérience me hantait alors que j’écrivais un morceau en particulier et j’ai pensé que ce serait une histoire intéressante à raconter. Comme je le disais avant, j’essaie toujours de rendre les chansons cohérentes. Là, j’ai trouvé le fil conducteur du disque : que chaque chanson soit comme le souvenir d’un homme sur le point de mourir. C’est une sorte de mini-concept. Cette histoire m’est restée en tête comme une expérience surréaliste. Ce qui m’a le plus frappé, je crois, est que tout s’est passé au milieu d’une journée ensoleillée et que, après cet accident, alors que je sentais cette odeur de brûlé, les oiseaux chantaient toujours.

A quand une bande originale de film ?

J’adorerais. J’ai déjà sonorisé des documentaires pour la télévision. Je pense d’ailleurs à envoyer ce disque à des cinéastes, pour qu’ils me fassent signe un jour. David Lynch serait un choix trop évident, bien sûr, on le mentionne toujours dans les chroniques de mes disques. Je crois que ce serait plus intéressant pour moi de créer une musique pour un film qui serait a priori éloigné de mon univers. Je pense à Woody Allen, mais… c’est sans doute bien trop éloigné.

Des concerts ?

Non. Je ne joue jamais live. C’est trop compliqué… Si j’en avais profondément le désir, je pourrais sûrement trouver une solution, mais la scène n’est pas ma priorité. Un jour, peut-être. Mais je crois qu’on entendra ma musique dans une salle, dans le cadre d’un film sans doute.

Des passions en dehors de la musique ?

Je mène une vie très normale. Une vraie vie de famille. Je me repose, j’aime la bonne bouffe, je m’occupe de ma petite fille, qui s’appelle Paris d’ailleurs. Je passe du temps avec elle. Je n’ai pas de passe-temps hors du commun.

Ta réaction face au retour des eighties ?

Oh là, j’ai toujours un petit problème quand on me parle des années 80. J’ai sans doute besoin de m’éloigner de cette période. Dans 10 ans, ce sera intéressant sûrement excitant mais en attendant… J’ai compilé cette bande pour notre soirée du millénaire et j’ai réalisé qu’il n’y avait rien dessus concernant cette époque. Y étaient présentes la fin des années 60, du glam et on passait directement aux années 90. Quand je repense à la musique des années 80, j’entends de mauvaises boîtes à rythmes. Il y a sûrement eu des trucs bien, mais il faudrait chercher. Le hip hop était excitant quand même. C’est vrai.

Propos recueillis par

A lire prochainement sur Chronic’art la critique de Liquid de Recoil
Les fans de Depeche Mode ne sont pas forcément des fans de Recoil, vu le petit nombre de sites consacrés à Alan Wilder. En voici quand même quatre : l’officiel, celui de Mute, un site de fan et celui de Reprise.