L’artiste anciennement nommé Prince, à nouveau appelé Prince, revient sur le devant de la scène (critique) avec un album meilleur que les précédents. Retour sur une carrière sans égale.

« I am something that you’ll never comprehend« 
in I Would die 4 U – Prince & The Revolution – 1984

Le plus fort dans tout ça est qu’il s’appelle vraiment Prince. Membres d’une communauté qui n’aime rien tant qu’anoblir ses principaux musiciens (le Duke, la Lady Day…), c’est à croire que c’est sous l’inspiration de l’Esprit de la Soul (« … et tu l’appelleras Emmanuel Prince », dit l’ange) que M. et Mme Nelson ont ainsi prénommé leur fils premier-né, lui traçant -peut-être- par là le destin de freak poly-instrumentiste qui sera le sien dès qu’il aura atteint l’âge de se branler (et de tenir une guitare).

Et de fait, il y a du Napoléon dans ce nabot-là : un prénom impossible à porter, auquel s’ajoute une taille plus petite que la moyenne, fournit au malheureux enfant affligé de tant de tares suffisamment de frustrations pour nourrir des ambitions démesurées (conquérir l’Europe, bâtir le Code Civil, sortir un LP par mois, racheter Warner Records) ; qui ne manqueront pas de s’effondrer sous leur propre poids, assez rapidement.

Sorties des artistes (2000 zero zero party over)

La volatilisation progressive de Prince Rogers Nelson au cours des années 1990 est sans doute le plus important Black-out de l’histoire de la musique populaire depuis la mort (artistique) de Stevie Wonder. Il y a plus d’un point commun entre leurs deux destinées contrariées : à une décennie d’intervalle, tous deux exercent la même hégémonie incontestée et bienveillante sur la musique de leur temps, jetant leur génie de surdoués au coeur de la médiocrité ambiante (le ventre mou des seventies lorsqu’explose le talent de l’ex boy-Wonder de la Motown ne vaaut guère mieux que ces terribles années 1983-1987, poudrées et synthétiques, qui voient l’avènement syncopé du Nain Pourpre), jusqu’à tout perdre. Ce qui leur prend à peu près autant de temps (soit une dizaine d’années).

A cette différence près que la tragédie de Prince est l’exact opposé de celle de Stevie Wonder : là où, incapable de maîtriser l’emballement exponentiel de ses pulsions créatrices, le premier finit par noyer son public, le second nous offre le spectacle dramatique de l’effacement progressif de son talent, jusqu’à épuisement complet du stock. A partir d’un certain moment, Prince produit trop de disques pour être remarqué, et Stevie Wonder pas assez de (bonnes) chansons pour être écouté. Les symptômes sont opposés, leurs conséquences sont en revanche les mêmes : c’est sans eux que les années 1990 se sont faites.

Certes, l’essentiel de la décennie précédente s’est déjà faite sans Stevie Wonder, qui dès la fin des 70’s a déjà sorti l’essentiel, sinon la totalité, de ce qu’il a d’intéressant à dire.
Mais Prince ! les années 1981-1988 (en gros, de Controversy à Lovesexy) sont ses années ; des années où, après avoir lavé de sa pluie pourpre les trottoirs de Billie Jean, il tutoie sans effort apparent tout à la fois les Beatles, Jimi Hendrix et James Brown (pour ne rien dire de Stevie Wonder, justement), bien au-dessus de tous les Duran Duran et Lionel Ritchie de l’époque. Tous, alors, pensent que 1999 sera encore son année comme 1982. Pourtant, après le ressac Lovesexy de l’océan superfunkycalifragisexy Sign’O’the times, il ne faut guère plus de deux ans pour voir la maison pourpre au fond du (Paisley) parc commencer à s’effriter (une aile de chauve-souris jamais n’abolit les mauvais disques). Quatre ans plus tard, et Prince n’a même plus de nom.

La malédiction

La Malédiction des Fab Four a encore frappé. Aucun homme Noir, décidément, ne peut jamais violer la sépulture des quatre Grand Dieux Blancs dans le vent sans finir détruit par le même mal étrange. Avant lui déjà, Arthur Lee, Sylvester Stewart ou Michael Jackson ont succombé à ce mal mystérieux, qui, après les avoir enfermé dans la paranoïa, les vide progressivement de toute leur sève pop et les condamne à la claustration volontaire.

Le talent prolifique de Prince lui permet de tenir à distance le Mal pendant presque toutes les années 1980. Pour un peu, il a oublié où il était vraiment : en Amérike, où le fouet de la plantation n’est jamais tout à fait loin de l’Homme Noir et où, au premier faux pas, il recommence à claquer ; surtout lorsque l’Homme Noir s’aventure un peu trop loin dans les petites culottes des femmes blanches, à l’aide de sa guitare. Fabulation ? Peut-être… Mais Prince, en tous cas, en est convaincu, lui qui un jour de 1993 se fait calligraphier sur la joue les cinq lettres d’infamie (S.L.A.V.E.).

Bien sûr, ceux qui ne croient pas aux Malédictions peuvent toujours essayer d’expliquer rationnellement la sortie de route catastrophique de la petite Corvette rouge de Prince Rogers Nelson, quelque part entre 1988 et 1990. Les raisons ne manquent pas : ils diront que Prince est trop bizarre pour être imité (qui d’autre, sur la pochette intérieure de son album, peut comme lui se montrer allongé cul nu dans des draps mauves avec une boîte de couleurs à la main, sans immédiatement passer pour une tantouze et/ou pour un con ?), trop fier pour imiter (2 nigs united 4 west compton, ça sonne comme du NWA, c’est sur le Black album, et ça n’est pas du rap), trop en avance sur son temps, ou pas assez (couronné aux temps du funk synthétique, Prince ne sacrifie jamais l’instrumentation live, se comportant en réalité comme le dernier grand chef d’orchestre noir, l’héritier de James Brown et ses JBs, de George Clinton et ses Parliafunkadelicment), trop incontrôlable, trop insatiable. Les raisons ne manquent pas donc, mais qu’expliquent-elles ? Que Prince a des problèmes avec sa maison de disques, d’accord, mais certainement pas pourquoi son chef-d’oeuvre Sign’O’the times est un échec commercial. Le plus grand album pop des années 1980. Le seul de cette décennie, sans doute, à pouvoir rivaliser sans déparer avec les meilleurs disques des Beatles. DES BEATLES. La Malédiction, encore…
Let’s dance like it’s 1982

Exit Prince, donc, à l’aube de ces années 1990 qui voient pourtant le triomphe mondial de la musique noire américaine (non pas des artistes noirs américains -Diana, Marvin ou Michael ayant déjà montré la voie-, mais bien de la musique noire américaine qui, sous ses nouveaux habits hip-hop ou R&B, supplante enfin son cousin bâtard et parvenu, le rock). On n’entend plus parler de lui que pour de bizarres histoires de symboles typographiques à télécharger sur le Net, et tous les ans pour l’inscription des dépenses relatives à son nouvel album, chaque fois plus épais d’un CD, dans la rubrique « Provisions pour pertes » du compte de résultat de Warner Records. Le tout dans un anonymat de plus en plus grand : ceux qui l’admirent dans les années 1980 se foutent de sa production récente ; ceux qui ne connaissent pas ses disques de l’époque se foutent royalement de lui.

Sauf qu’une telle mine de talent ne peut rester longtemps inexploitée sans commencer à attirer l’attention des charognards. Ce qui n’a rien de vraiment étonnant. Chacun se souvient encore de la façon dont l’héritage musical de Stevie Wonder a été détourné au culot par l’imposteur Jay Kay, qui comprit plus vite que les autres tout le profit qu’il pouvait tirer d’une relecture 90’s des recettes mélodiques d’Innervisions et de Talking book (dans le genre, on ne nous en voudra pas de préférer au cynisme faussement naïf de Jamiroquai l’opportunisme décontracté d’un Coolio interpolant gangsta Pastime paradise). Dans une décennie où l’on a su trouver dans les répertoires de Spandau Ballet ou de Cerrone les ingrédients nécessaires à la construction de nouveaux hits, que penser du catalogue de Prince ? Il y a là pour les aventuriers des charts en mal de succès faciles de quoi garnir pendant de longues années les classements sans trop se fouler, après avoir « inventé le remix ». Mais c’est compter encore une fois sans l’orgueil démesuré du Nain Pourpre qui décide alors de conserver l’entière maîtrise de ses productions, au risque de se faire oublier, là où un George Clinton, en autorisant libéralement l’usage de ses dérives funkadeliques, passe les années 1990 sur un petit nuage de chronic.

Les choses, pourtant, commencent à changer. A la faveur de la conjonction entre un énième come-back un peu plus convaincant que les autres de l’Artiste et le regain de crédibilité du funk synthétique des années 80, on recommence enfin à parler de Prince musicalement : depuis l’album de Super Collider qui, cet été, n’a pu que susciter chez tous ses auditeur âgés de plus de 25 ans une furieuse envie de réécouter Purple rain – The Original soundtrack, jusqu’aux poppers pour les oreilles appelé electroclash, on ne s’est jamais autant baladé dans les sous-bois du Paisley Park… A l’heure où Prince Rogers Nelson semble prêt à endosser le costume du classique après de longues années d’errance (lire notre chronique), il n’était que temps.

Lire notre chronique de The Rainbow children