Patrice Chagnard a 17 films à son actif, tous des documentaires. Leur particularité, c’est de nous emmener loin, au Japon (Zen, le souffle nu, 1984), en Inde (Le Défi est ici, 1985), au Bangladesh (La Souffrance des autres, 1986), mais pour mieux signifier un voyage intérieur. Avec Le Convoi, cette démarche atteint son sommet, puisque de l’Allemagne à l’Arménie, la caméra ne sortira quasiment pas des cabines de trois camions humanitaires. Comment réussir avec brio un tel pari ? C’est ce que nous avons voulu savoir en le rencontrant.


Chronic’art : Le Convoi est, comme vos autres films, un documentaire, mais on sent un ressort dramatique très proche de la fiction ?

Patrice Chagnard : Oui, il y a beaucoup de films qui sont à la frontière entre documentaire et fiction… et je pense que c’est cette frontière qui est intéressante, ou en tout cas qui m’intéresse depuis très longtemps. Comme disait Rosselini, je n’ai pas trouvé de meilleure définition des choses, « il y a deux manières de faire du cinéma, il n’y en a pas trois. Soit on part de la fiction et à ce moment là il faut absolument aller jusqu’au réel, sinon on est resté à mi-chemin et le film ne peut pas être réussi. Soit on part du réel, et il faut absolument aller jusqu’à la fiction sans quoi l’œuvre n’est pas achevée et le film n’est pas réussi ». En partant du réel, j’ai toujours cherché, finalement, à raconter une histoire qui soit « vécue » par les spectateurs. Il y a une règle du jeu au départ : on sait qu’on est dans le documentaire, on sait que ce ne sont pas des comédiens. Mais c’est donné dans les 4 premiers plans, et puis le film se déroule, j’allais dire « comme une fiction », excepté que ce que voit le spectateur est supposé vrai immédiatement, ce qui donne une force émotive d’une autre nature. Par exemple, je n’ai pas besoin de faire mourir les personnages pour obtenir un certain effet d’émotion sur le spectateur. C’est évident que si ce scénario était une fiction, on se poserait la question de savoir lequel des trois va disparaître…

Une des grandes forces du film réside dans votre maîtrise des confessions des personnages au cours de l’avancée du parcours géographique. Comment avez-vous procédé ?

C’est une idée de mise en scène que bien évidemment j’avais au départ, parce que j’avais déjà fais le voyage avec eux, donc j’avais scénarisé mon travail. Ecrire permet de savoir ce qu’on va tourner et comment on va le tourner. Car tous les choix de mise en scène je les avais faits au niveau du scénario. Absolument tous.

Par exemple ?

Ce à quoi vous faites allusion, le fait qu’allait se développer en parallèle une aventure dans l’espace et dans le temps, puis que quelque chose allait se révéler des personnages. Le fait qu’il fallait absolument que les deux s’épousent, et donc que j’allais devoir être attentif à la manière dont la parole allait se révéler, dans les plus fines étapes.

Que vous connaissiez déjà ?

Oui, à peu près, même si je ne connaissais pas tout. Car là aussi c’est fragile dans le documentaire : c’est « dire » ou « redire ». En fait, j’ai fais un repérage ou je filmais en Hi-8, et au cours de moments un peu dramatiques des questions me brûlaient les lèvres. Je savais que c’était à ce moment là que la réponse allait être forte. Je me suis dit : « qu’est-ce que je fais là, un repérage ou le film ? » J’ai opté pour le repérage, et j’ai fermé ma gueule. La mise en scène commence donc au repérage car il faut en savoir suffisamment pour pouvoir maîtriser ce qui va se passer et ne pas en savoir trop car sinon on est dans l’ordre de la redite. Or les confidences sont plus fortes quand elles sont dites pour la première fois.

Le film a déjà été diffusé à la télévision. Pouvez-vous nous en dire plus sur son mode de production ?

A l’origine, c’était un projet cinéma. J’ai donc écrit un scénario comme on le fait pour l’avance sur recette, de 60 ou 80 pages. Le scénario, en fait, c’était le récit de mon premier voyage à partir duquel la figure des personnages et toutes les questions de mise en scène commençaient à apparaître. Je n’ai pas eu l’avance sur recette la première fois, mais j’étais à peu près certain de l’avoir la seconde parce qu’entre-temps j’avais eu le soutien de Canal Plus Cinéma. Ce qui m’a fait basculer vers une production télé, c’est la question du temps : je voulais absolument tourner en hiver pour des raisons de dramaturgie précise. Je savais que l’hiver était un adversaire que je pouvais filmer, contrairement aux bandes armées, aux flics, ou aux douaniers. Donc j’ai pris l’option Arte, qui me proposait de tourner immédiatement. Mais tout le film avait été écrit, développé, préparé, avec une ambition cinéma et dans une économie cinéma. Par exemple, le choix de la vidéo n’est pas un choix de télé, c’est le seul choix qui était possible techniquement compte tenu de ce qu’étaient les camions, la route, les vibrations extraordinaires, les secousses…

Comment était installé le matériel ?

Chaque cabine était installée comme un petit studio. Il y a de la lumière dans tous les plans, car il y a une grande différence de lumière entre l’extérieur et l’intérieur. Une grande partie de l’ambition du film reposait sur ce choix. Une des premières choses que m’a dites le producteur en voyant les rushes que j’avais ramenés en DV c’est : « mais ton film, il est là ! ». Et je lui ai répondu : « non, ce n’est pas ça que je veux, c’est autre chose. » Je voulais quelque chose de plus installé qui donne ce côté fiction, qui permette de faire le voyage avec les personnages.

Mais vous pensez qu’il y a une dramaturgie différente entre la télévision et le cinéma ?

Je pense que oui. Ce film là a beaucoup été pensé pour le cinéma, car en salle on peut imposer un début assez mystérieux au spectateur : une fois qu’il est assis dans le noir, il se laisse embarquer. Par contre, à la télévision, la crainte du diffuseur, c’est le zapping, et il y a donc des pressions énormes sur les premières minutes.

Le film sort en salle quatre ans après le tournage. Est-ce un handicap ?

Non, je n’étais pas pressé de le sortir car je pensais (contrairement à ce qu’on pouvait croire à ce moment-là) que c’était un film qui n’était pas lié à une actualité. J’étais sûr qu’on le verrait mieux en dehors de son implication historique immédiate, ce que je pense en gros de la plupart de mes films. Je savais qu’on verrait mieux le film dans 4 ans, parce qu’il serait moins perçu comme un reportage sur la guerre de Tchétchénie. Ce qu’il n’est pas.

Quelle a été votre motivation personnelle dans la réalisation de ce film ?

Ce qui m’intéresse dans l’humanitaire, c’est l’humanité. Je n’aime pas ce qu’il y a dans le mot humanitaire qui renvoie à utilitaire, alors que ce qui va du côté de la gratuité qui rimerait avec humanité, ça oui ! La question de la générosité, c’est une question importante quand on ne la traite pas avec des bons sentiments. Et je trouve ça très intéressant que ce soit inséparable de la question du désir. Ça devient une fable, en un sens. Leur histoire est particulière, mais si on la lit bien, elle nous éclaire sur notre propre parcours. C’est pour ça que le public marche, parce qu’il se sent proche des personnages. C’est le héros au sens romanesque, c’est-à-dire celui dont l’humanité est proche de celle du lecteur, où il y a une rencontre possible. C’est le contraire de l’image stéréotypée que véhicule beaucoup l’idéologie humanitaire.

Et pourquoi ce voyage ?

Les motivations profondes ? Je ne sais pas. Je pense que si j’ai désiré faire ce film, c’est que j’ai eu envie de vivre cette aventure comme eux, que j’ai eu envie de prendre ce risque-là humainement. Et je pense que c’est la question du film : pourquoi est-ce qu’on a besoin de risquer sa peau pour éprouver, pour avoir le sentiment d’exister, de se révéler à soi-même ? Je pense que c’est la question philosophique qu’il y a derrière le film.

Propos recueillis par

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