Pat Metheny est décidément inclassable. Il y a d’abord le leader du Pat Metheny Group qui joue à guichets fermés dans le monde entier, puis le Pat Metheny des guitaristes doté d’un legato fluide, capable de sauts intervalliques proprement étonnants, le sideman demandé par tous, qui a joué avec Dave Holland, Roy Haynes, Mike Brecker, Charlie Haden et Kenny Garrett. Et puis il y a le Pat Metheny d’avant-garde, celui qui, au début de sa carrière, enregistra avec Ornette Coleman, et qui ces dernières années enregistra Zero Tolerance for Silence et le récent The Sign Of Four avec Derek Bailey.


Chronic’art : Ca fait 25 ans que vous êtes musicien professionnel. Votre succès est basé sur une musique instrumentale par opposition au rock où on s’intéresse plus aux chansons. Où en êtes vous actuellement ?

Pat Metheny : Je ne vais pas me plaindre. J’ai été particulièrement chanceux en ce sens que j’ai pu jouer avec certains de mes musiciens favoris et dans des situations toujours pleines de défis stimulants. Le simple fait de pouvoir survivre en tant que musicien est quelque chose dont je suis fier. C’est une vie difficile, surtout quand on fait une musique créative. Pouvoir entre autres travailler, payer son loyer, acheter de nouveaux instruments, c’est fondamental. Quand je regarde en arrière, je suis fier de la grande variété qu’il y a eu dans ma vie, d’avoir pu faire différentes choses, explorer mes différents centres d’intérêt en tant qu’amateur de musique. Savoir quel est le type de musique que j’aime profondément a toujours été une force qui m’a guidé. J’ai toujours essayé de jouer une musique qui reflétait le fan en moi. Je me pose toujours la question : « Si j’écoutais cette muisque, qu’est-ce que j’aimerais entendre ? » Et c’est toujours ce que j’ai essayé de jouer, pas seulement d’une façon générale, mais dans l’instant présent. J’essaie toujours de penser la musique de cette façon et j’espère pouvoir continuer à le faire dans le futur.

Ce qui me satisfait le plus, c’est que je joue beaucoup mieux qu’avant, même qu’il y a dix ans. Je sens que je vais atteindre un nouveau plateau, car je pense qu’on avance graduellement, par étapes, on atteint un nouveau seuil on y reste un an ou deux, puis on monte graduellement au suivant. Je sens que je vais arriver à un nouveau plateau vraisemblablement l’année prochaine. J’y travaille.

Pourriez-vous développer cette notion de niveau ? Qu’est-ce que vous ne faites pas avec votre guitare et que vous aimeriez faire ?

Pour moi, le disque que j’ai fait avec Charlie Haden l’année dernière, Beyond the Missouri sky, a été une révélation. C’est un disque très simple et cette musique très ouverte m’a révélé un aspect de mon jeu dont je n’avais pas conscience. C’est la façon dont je joue tout le temps à la maison, je prends une guitare et je me mets à en jouer. Je n’imaginais pas que quiconque puisse être intéressé d’écouter une musique aussi simple. Etant donné le succès qu’a eu cet album, je ne parle pas seulement du succès commercial, mais aussi du succès musical que j’accorde à cet enregistrement, je me suis mis à attribuer plus d’importance à ce son élémentaire que je peux tirer d’une guitare. Je me suis rendu compte que je progressais dans ce domaine sans même le savoir, et cet album me l’a révélé de façon aigue. C’est le début de ce niveau suivant dont je parle.

Parlons de votre groupe, le PMG. Vous avez sorti un nouvel album Imaginary day. Vous avez déclaré que ce groupe est votre foyer, que c’est le seul endroit où vous pouvez jouer la musique que vous aimez. Près de vingt ans plus tard, vous amusez-vous toujours autant qu’au début ?

Bien plus maintenant. Quand on a commencé, on a fait un saut géant dans l’inconnu. Il était incroyablement risqué de s’aventurer en dehors des sentiers battus. On ne se connaissait pas vraiment bien, on n’avait pas d’argent, on n’était pas censés en faire, on n’avait pas de public. On essayait de jouer une musique qui, à l’époque, bien que ça paraisse bizarre, était très radicale. Elle ne rentrait dans aucune catégorie.

Elle ne rentre toujours dans aucune.

C’est ça, on est notre propre catégorie. Maintenant les gens viennent aux concerts, c’est génial. Pendant plusieurs années, ça n’a pas toujours été le cas. Et puis, on partage le même vocabulaire, on a un répertoire musical qui représente par de nombreux côtés ce qu’on a de mieux à donner. Les valeurs esthétiques représentées par le groupe sont très élevées et il est très réconfortant d’avoir participé à quelque chose qui s’est développé de façon aussi efficace. Et le fait que je puisse jouer beaucoup mieux rend tout ça très amusant. Aux débuts du groupe et aussi avant quand je jouais avec Gary Burton, je n’étais pas vraiment heureux car je ne jouais pas bien et je le savais. Quand j’ai enregistré mon premier disque, je ne jouais de la guitare que depuis cinq ou six ans. Je me battais constamment pour sortir ce que j’entendais. Je lutte toujours, mais c’est moins difficile, ce que je sors de l’instrument est plus proche de ce que j’imagine qu’avant. J’y prends plus de plaisir.

On vous voit de plus en plus souvent comme sideman sur les disques des autres – Joshua Redman, Michael Brecker dans l’album Tales from the Hudson, celui de Kenny Garrett en hommage à Coltrane. Est-ce du fait de votre célébrité que vous êtes plus demandé ou bien est-ce parce que vous avez décidé de jouer plus souvent la musique avec laquelle vous avez grandi ?

En fait, j’ai répondu négativement à toutes les propositions de 1977 à 1987, parce que j’étais très occupé à développer la vision que j’avais de mon groupe et mon propre jeu. J’avais le sentiment que jouer souvent sur les disques des autres donnerait moins de force à cette approche, je voulais vraiment développer mon jeu et mon son. Je pense qu’une fois que j’y suis arrivé, je me suis rendu compte que ne pas être sideman me manquait. J’ai toujours aimé ça, aider quelqu’un d’autre à réaliser ses idées. On me le proposait toujours et je déclinais toutes ces offres. Et puis, j’ai pensé que je pourrais y apprendre beaucoup de choses, que ça pouvait être amusant, aussi j’ai commencé à en accepter quelques-unes.

C’était difficile du point de vue de mon emploi du temps car je suis sur la route trois cents jours par an. Mais ces trois dernières années, il y a eu un peu moins de tournées et j’ai dit à tous ceux qui me l’avaient demandé que de 95 à 97, c’était le moment d’en profiter. J’ai fait tout un tas de sessions, dont certaines ne sont pas sorties. Notamment une que j’ai faite l’an dernier avec Dave Liebman, Cecil McBee et Billy Hart, une autre à la fin de l’année dernière sur le nouveau disque de Gary Burton avec Chick Corea, Dave Holland et Roy Haynes. Jim Hall et moi avons prévu un album en duo qui sortira au début de l’année prochaine. On ne l’a pas encore enregistré. J’ai aussi joué sur un morceau du tout dernier de Jim Hall qui sortira bientôt, c’est un album orchestral avec un soliste différent sur chaque morceau. Et puis, j’ai fait le disque de Marc Johnson The Sound of summer running qui est sorti il y a peu.

Il semble que la nouvelle génération de guitaristes américains qui est arrivée sur le devant de la scène comme Mark Whitfield et Russell Malone n’ait pas intégré ce que vous, John Scofield et John Abercrombie ont élaboré. Ils se sont plutôt rapprochés de la génération précédente, Wes Montgomery, Kenny Burrell, des gens comme ça. Etes-vous d’accord avec cette analyse et pensez-vous que ce soit représentatif du conservatisme dans le jazz à l’heure actuelle ? Connaissez-vous des guitaristes qui dérogent à cette règle ?

Je pense qu’il y a toujours eu un tas de guitaristes qui se rattachent à ce style. C’est presque une secte, ces types avec leurs grosses guitares jazz qui n’écoutent que Joe Pass, Barney Kessell, Pat Martino et le George Benson des débuts. Ils ont un peu tous le même son. J’ai grandi dans l’amour de Wes Montgomery. Je l’adorais tellement que je pensais que c’aurait été lui manquer de respect que de sonner comme lui. Il avait vraiment élaboré un jeu très personnel, un son incroyablement beau et inspirant. Je pouvais faire une imitation très convaincante de Wes Montgomery quand je n’avais que quatorze ou quinze ans. Le jeu en octaves et avec le pouce, c’est très attirant et ça sonne merveilleusement bien. Mais je ne l’ai jamais vraiment envisagé, ça n’avait pas de sens d’essayer d’adopter le truc de quelqu’un d’autre. J’ai toujours pensé qu’il fallait essayer d’élaborer quelque chose de personnel. Et puis cette approche classique de la guitare jazz n’a jamais vraiment pu trouver sa place dans le son du jazz. A l’exception de Wes, Jim Hall et peut-être Kenny Burrell, aucun de ces types, vous savez bien de qui je parle, n’ont jamais réussi à s’imposer devant les soufflants. Ca tient à des raisons de sonorité, de phrasé et de tempo. Alors je vois tous ces types qui y consacrent leur vie, tant mieux pour eux, mais quand j’entends ce jeu particulier, « classique », ça ne m’intéresse pas parce que je sais ce que ça va donner, j’ai entendu les versions originales de nombreuses fois.

Je préfère écouter des guitaristes qui cherchent un peu plus. Dans ce groupe, le premier nom qui me vient à l’esprit est Kurt Rosenwinkel, un jeune qui aime expérimenter. Mais vous avez mentionné Mark Whitfield et Russell Malone. Je les admire tous les deux. Mark Whitfield a un beau son et il a fait beaucoup de progrès. A ses débuts, il avait des problèmes, mais les dernières fois où je l’ai entendu, il était bien meilleur qu’il y a même deux ans. C’est une chose qui me gêne un peu en jazz : vous commencez à vous produire sur scène et vous êtes marqué à vie, du genre « Je sais ce que c’est ». Même pour moi. Quand je vois la différence entre mon jeu sur mes premiers disques et maintenant, c’est à des années-lumière ! Je joue bien mieux maintenant. Je pense que les musiciens ont un son à un moment donné, mais que ça change. Ca fait longtemps qu’il n’y a pas eu un nouveau guitariste qui a fait un tabac. Le dernier, c’était Bill Frisell, qui est arrivé chronologiquement dix ans après moi. Il est de quatre ans mon aîné. Et même John Scofield a produit son impact six ou sept ans après moi et je suis plus jeune de cinq ans. On a tous la quarantaine. On aura peut-être un jour un guitariste qui viendra de nulle part, comme c’est arrivé avec Joshua Redman pour le saxophone.

Pour autant que vous vous y amusiez, ne ressentez-vous pas de limitations dans le groupe ? On vous connaît pour votre incroyable éclectisme, vous pouvez jouer avec Derek Bailey à la Knitting Factory et tout aussi bien avec Charlie Haden sur Beyond the Missouri sky.

C’est une bonne question -y a t’il une limite au groupe ? Bien sûr que oui, et c’est tant mieux. Il y a des choses pour lesquelles le groupe n’est pas adapté et que je fais séparément. Il y a des choses que Steve Rodby fait mieux en dehors du groupe. Notre vocabulaire de groupe a continué à s’étendre. Le groupe est ce qui couvre le plus grand nombre de situations dans lesquelles je me trouve. Si je fais des concerts avec Dave Holland et Roy Haynes, ça a aussi ses limites. Il ya beaucoup de choses que fait le groupe et que je ne pourrrais jamais faire avec ceux-là. Vous avez mentionné Derek. Chaque situation a son vocabulaire. Le groupe a le plus grand vocabulaire. Les intérêts que nous partageons se recoupent pour créer cette large palette.

Propos recueillis par et

Retrouvez l’intégralité de cet entretien sur l’excellent Le Jazz