25 novembre 1900. Dans cinq jours, Oscar Wilde sera mort. 25 novembre 2000, cent ans après, une rencontre s’impose. Avec Merlin Holland, le petit-fils du grand maître, récemment présent à Paris pour la présentation aux journalistes de L’Album Wilde, paru aux éditions du Rocher.

Au 13 de la rue des Beaux-arts, l’ancien Hôtel d’Alsace s’appelle désormais « l’hôtel ». C’est ici même que Wilde déclarait mourir comme il avait vécu, au-dessus de ses moyens, d’une infection de l’oreille tournée en méningite. En y rendant l’âme, Wilde l’a rendu unique. Sur la façade, une plaque mentionne l’écrivain. A l’intérieur, des échafaudages, des pots de peinture, des films de plastique plaqués sur le sol, mais derrière un rideau rouge. Les apparences, toujours. Yves Dantoing, taulier de la galerie FMR sise en face, sirote une bière dans un pull marin. De bric et de broc, du baroque. Wilde est encore là. Fabrice Gaignault, du magazine Elle, sapé comme un milord, s’avance, un peu speed comme d’habitude, mais quand même fidèle aux principes d’Oscar : en velours, parce qu’il accroche mieux la lumière que le drap. On nous fait signe. Merlin Holland reçoit. Un usurpateur ? Non : malgré son nom, Mister Holland est bien le petit-fils d’Oscar Wilde. La raison est victorienne, donc stupide. Après la condamnation d’Oscar, un hôtelier suisse avait refusé l’entrée de son établissement à la femme du scandaleux et à ses deux fils. Elle changea de nom provisoirement, pour ne plus subir la bêtise des cons. Ils le gardèrent.

L’homme est fatigué. Boston, Chicago, New York : il a refait la tournée aux Etats-Unis de son grand-père. De petites lunettes rondes, un brin costaud, pantalon de velours et pull-over sombres, écharpe de laine, chevelure abondante. Rien des fastes du grand-père, tout dans la mesure, même si l’on reconnaît l’atavisme wildien dans le bas du visage, dans la tendance à boucler de ses cheveux châtain. La voix est calme, presque trop, le débit lent. « Mon père avait publié une biographie illustrée, dans les années 60 : 1 270 pages et 3,5 kilos… J’ai préféré faire un « Wilde de poche », en 20 000 mots pas plus, et qui fasse double emploi : une introduction à Wilde pour les non-wildiens, en même temps qu’un travail d’approfondissement, pour les spécialistes, à cause des images. » Tu m’étonnes : la plus grande collection de documents visuels d’Oscar, des 27 portraits que fit de lui Napoleon Sarony, photographe iconoclaste, à son arrivée aux Etats-Unis, (« regardez, un paon en regarde un autre », commente Merlin), aux coupures de presse et caricatures de l’artiste, confirmant son génie de l’auto-publicité et de la provoc.

Ce qui choque un peu, mais qui finit par plaire chez Merlin Holland, c’est son absence d’enthousiasme pour le célèbre ancêtre. Une admiration certaine fuse, rayonne, mais toujours tranquille, concertée, sereine. Une admiration qui ne triche pas, somme toute.
« Le nom de Wilde a fait beaucoup de mal à la famille, explique-t-il. Vous savez, je me sens davantage le fils de mon père que le petit-fils de mon grand-père. » Il a aujourd’hui une cinquantaine d’années. Son père, Vyvyan, avait 8 ans à la mort d’Oscar. « Il n’a donc pratiquement eu aucun souvenir de son père et le livre qu’il a écrit sur lui, c’est sa femme, une Australienne complètement étrangère à l’Angleterre, qui l’a poussé à l’écrire, pour qu’il se purge de ses mauvais souvenirs. C’est incroyable comme il a souffert par son père, jusqu’à sa banqueroute personnelle, qui a eu lieu au moment où l’Etat anglais lui a réclamé des arriérés de droits pour Oscar Wilde, alors que ses finances étaient au plus mal. » Aucun esprit de rentier d’image ou de gestion de nom, donc, chez Merlin Holland. Son parcours même n’a rien à voir avec celui des héritiers littéraires traditionnels, ceux qui spéculent, qui businessent sur un nom qui rapporte. Après l’université, Merlin Holland part au Liban, y devient industriel, importe de la céramique à Beyrouth et vend du papier aux Etats du Golfe, avant de revenir en Angleterre où il sévit dans la rubrique « vin » du magazine The Oldie (« le petit vieux »). Une rédaction de vieux grincheux anciens d’Oxford, plumes reconnues de la presse londonienne et qui s’éclatent dans une sorte de « Canard déchaîné ». Il passe ensuite dans l’édition, se remet à la recherche : « Ca me gênait quand je rencontrais des universitaires d’être obligé de reconnaître qu’ils en savaient plus sur mon grand-père que moi-même, son petit-fils. » Travailler sur Wilde devient son occupation du samedi matin, après le petit-déjeuner. « Le reste du temps, il fallait gagner de l’argent. » La redécouverte de Wilde aura donc commencé à Beyrouth, par un volume de correspondance. « En fait, sa biographie avait déjà été faite ; il ne s’agissait pas pour moi de concurrencer ce travail. » Une explication qui vaut sans doute pour le format qu’il a choisi avec L’Album Wilde : « 20 000 mots me semblaient parfaits pour montrer le processus de distillation des sentiments que j’avais pour lui. Il faut le lire comme un roman, en suivant un fil étroit. Et puis par les images, je pouvais montrer quelque chose qui n’avait jamais été mise en valeur : la façon dont il voulait, lui, apparaître au monde, à rebours des caricatures qui le montraient comme le monde le voyait. »

Une rédemption, donc, mais le nom de Wilde ? « J’aurais des raisons de reprendre le nom de Wilde. Pas seulement à cause d’Oscar : avant lui, il y a son père, William, médecin irlandais de renom, inventeur de l’incision Wilde pour la mastoïdite (inflammation des cellules de l’apophyse mastoïde, au-dessous de l’oreille, dont mourut, comme c’est curieux, Oscar Wilde) ; des forceps Wilde pour les accouchements difficiles. Je me suis posé la question, mais je garderai le nom de Holland, en guise de reproche éternel à l’hypocrisie victorienne. »
Comme son grand-père, Merlin Holland est irlandais. Son Wilde préféré, c’est donc forcément The Decay of lying (Le Déclin du mensonge). « Le texte le plus sévère pour l’Angleterre puisqu’il traite de l’imagination dans la littérature, ce dont manque cruellement l’Angleterre à cette époque.
« Pas de passions, pas de plaisirs » : voilà ce que dictait l’Angleterre et voilà donc pourquoi Wilde était dangereux pour l’Angleterre, se mettant en avant, lui-même, son art, son homosexualité. Une sorte de gay pride à lui tout seul. Dévoiler ce qui était au fond déjà là, et en même temps, organiser son rôle de martyr littéraire. « L’Angleterre est le refuge des idées perdues », écrit Wilde dans Le Déclin. Il est condamné le 25 mai 1895 à deux ans de travaux forcés.

A ce moment-là, nous renchérissons en évoquant la situation des écrivains français, pas plus glorieuse, au moment de la mise au bagne de Wilde. En novembre 1895, dans La Plume, le poète symboliste et anarchiste Stuart Merrill, Américain vivant à Paris et écrivant en français, qui connaissait Wilde depuis 1890 et avait collaboré avec lui à Salomé, a le projet d’adresser une pétition d’écrivains français à la reine Victoria. Faute de trouver un appui suffisant auprès des écrivains les plus connus, il ne l’envoie pas. Parmi eux, Jules Renard « l’Ecornifleur » accepte de signer « à la condition qu’il prenne l’engagement d’honneur de ne plus jamais… écrire » (6 décembre 1895, Journal). On conçoit là l’ampleur de la générosité des « gendelettres » bien au chaud et pourtant frileux, en faveur de celui qui avait été, quatre ans auparavant le great event de la vie littéraire parisienne.

Merlin Holland boit une gorgée d’Evian avant de nous annoncer une bonne nouvelle. Aujourd’hui, l’Angleterre remet Wilde à l’honneur. Une grande exposition à la British Library, un monument devant Charing Cross Station, intitulé A Conversation with Oscar Wilde, sorte de banc figurant un cercueil d’où ressuscite un Oscar chevelu et souriant, au bout des doigts une longue cigarette… Et en France ? Merlin s’inquiète pour la tombe de Wilde au Père-Lachaise, dont il a la charge puisqu’elle n’est pas encore consacrée monument historique. Le rouge à lèvres laissé par les baisers d’admiratrices abîme la pierre à cause des colorants chimiques (mais la recherche de l’artificiel n’était-il pas un canon de la Décadence ?). Un mystérieux fan (de Lady Windermere ?) a loué la chambre d’Oscar pour la nuit du 30 et aurait contacté Merlin, mais celui-ci se méfie, adopte une attitude d’élégance et de réserve. « Je gagne peu à peu mes droits d’être son petit-fils, et pas seulement génétiquement », confie-t-il sérieusement, se comparant lui-même à un funambule marchant sur un fil, en équilibre entre le côté famille et le côté chercheur. « Et je ne veux passer ni d’un côté, ni de l’autre. » L’interview est terminée. Fabrice et moi soupirons d’aise, certains d’avoir rencontré là un être de prix. Merlin ne possède peut-être de Wilde qu’une enveloppe avec une mèche de ses cheveux, deux lettres, une chemise marquée des lettres S.M. (Sebastien Melmoth, le pseudo de Wilde en exil), deux carreaux de la geôle de Reading et un prénom aussi original que ceux de son grand-père Oscar et de son père Vyvyan. Mais il a hérité de sa grâce, ce qui n’est déjà pas si mal.