Le clochard new-yorkais du coin de la 6e avenue était aussi l’un des plus attachants précurseurs des musiques contemporaines : retour sur la vie romanesque et l’œuvre de Moondog, qu’on réédite.

Il s’appelle Louis Thomas Hardin, mais les badauds new-yorkais qui passent à Manhattan, dans les années 40 et 50, à l’angle de la 6e avenue et de la 54e rue, ne le savent pas pour la plupart. Connu sous le nom de Moondog, il est barbu, aveugle, déguisé en viking (hardes et épée comprises, sans parler d’une paire de chaussures invraisemblables issue de son propre artisanat) et fait la quête en musique, tapant sur un tas de petits instruments de percussion dont une partie est d’ailleurs de son invention : à peu près personne ne peut deviner en le regardant que le sympathique clochard est aussi un des musiciens les plus atypiques de la seconde moitié du siècle, auteur d’une œuvre sans doute mineure mais dont la place aux prémisses des musiques nouvelles est aujourd’hui de mieux en mieux évaluée. Mort l’année passée, Moondog laisse derrière lui un mythe solide et quelques disques étonnants qui, bien qu’étroitement liés à une tradition séculaire (qui commence aux baroques et à Bach), ne laissent pas de marquer de son influence les musiques d’aujourd’hui (les minimalistes et -pourquoi pas ?- les premiers pas de la drum’n’bass), mais nous n’en sommes pas encore là.

Revenons donc à Marysville, où Louis Thomas Hardin naît le 26 mai 1916 d’un père pasteur dont la généalogie compte un fameux brigand salué par Bob Dylan, John Wesley Harding ; il découvre les percussions dans une réserve indienne et, à l’âge de seize ans, subit l’accident (un bâton de dynamite lui explose à la figure) qui le rendra définitivement aveugle : « J’ai achevé ma scolarité dans une institution pour aveugles, dans l’Iowa. C’est là que j’ai reçu une véritable formation musicale et découvert la musique classique. J’ai appris le violon, l’alto, le piano, l’orgue, l’harmonie ; je chantais avec une voix de basse dans le chœur. » Il arrive à New York en 1943 et commence à utiliser son pseudonyme quatre ans plus tard, « en l’honneur d’un chien que j’avais eu enfant et qui hurlait à la lune comme personne ». Le personnage naît, mendiant en musique, philosophant avec qui le veut bien, vendant à l’occasion de petits recueils de poèmes de sa réalisation (et se ramassant parfois, dit l’histoire, un coup de pied le jour ou un jet d’urine la nuit) ; on a toutefois fini par se rendre compte, quoique la légende du clochard génial, bien lancée, demeure indéboulonnable, qu’il rentrait en réalité à la maison tous les soirs, y retrouvant sa femme et son enfant (« faire la manche n’est pas dégradant : Homère mendiait, le Christ aussi »).

C’est en 1956 que Moondog enregistre un 33 tours 17 cm pour le label Prestige : on y entend sur une trentaine de minutes, outre les fruits de ses premières expériences, essentiellement rythmiques, les bruits de la rue, des conversations captées sur le vif, sa femme Suzuko chantant une berceuse à leur bébé June, une prestation du danseur de claquettes Ray Malone avec tambour associé… Le cœur de son travail reste alors les madrigaux, petites pièces consistant en un motif rythmique souvent complexe, d’ailleurs spécifié pour chacune (5/2, 5/8, 3/4…), interprétés sur ses percussions personnelles avec l’appui d’un violon, d’un piano ou d’une voix. Il retourne en studio quelques semaines plus tard et enregistre coup sur coup More Moondog et The Story of Moondog, aujourd’hui réédités en un seul compact, palliant l’absence de moyens par une inventivité sans limite (et utilisant à fond les possibilités du re-recording), affinant son langage et l’enrichissant du même coup. Si le jazz ne semble pas étranger à son univers musical (il compte Duke Ellington, Dizzy Gillespie et Charlie Parker parmi ses fréquentations), il en garde une vision assez curieuse : « Mon concept de jazz se tourne davantage vers la musique indienne… » ; ses compositions n’ont en revanche rien perdu de leur richesse rythmique, au travers une fois encore des petits instruments inventés par Moondog lui-même -Trimba (une percussion en forme de triangle), Yukh (« a log suspended form a tripod, hit with two rubber mallets held in right hand »), Oo (« a triangular stringed instrument struck with a clave »).. Ce n’est toutefois qu’en 1969 qu’un producteur de CBS à qui il avait réussi à vendre sa poésie le fait entrer en studio pour enregistrer son premier véritable grand disque, Moondog. Poursuivant ses travaux, il s’essaye à la musique pour orgue, plutôt influencé par le baroque, y superposant toujours ses rythmiques complexes. On s’accorde cependant pour observer que l’un des plus grands apports de Moondog reste le Ground, qu’il appelle aussi chaconne, où un motif de basse immuable se double de variations écrites et de percussions ; comme l’écrivait Scott Bartleby (« L’histoire de Moondog », Nomad’s land, hiver 1999), le Ground « permet de situer la position du musicien, une place (musicale et existentielle) qui fait corps avec les cinq siècles passés d’une singulière ritournelle ».
Comme l’explique en effet Bartleby, le Ground du compositeur américain peut s’apparenter à l’ostinato ou basse obstinée, motif de quelques notes lentes sur la base desquelles l’instrumentiste doit réaliser des variations et dont on peut faire remonter l’épanouissement au XVIIe siècle ; destiné aux musiques de danse, l’ostinato généra notamment la passacaille, qui « à ses débuts imitait la marche des vagabonds boiteux de la rue (passar la calle), d’où un rythme ternaire bancal, avec une assise sur le deuxième temps. La passacaille est donc la répétition immuable d’une simple basse « boiteuse » d’où naissent des variations qui n’ont ni début ni fin -les vagabonds ne s’arrêtent jamais. » Symbolisant d’abord le mouvement physique, l’ostinato prit, lorsque la musique dansée devint musique sérieuse, une nouvelle signification, traduisant l’errance mentale (double symbolisme dont on trouve une illustration dans le Crucifixus de la Messe en si de Bach). L’histoire de cette « forme obstinée » passe ainsi par les innombrables passacailles de la Renaissance, du baroque (Purcell, Bach), par le jazz parfois, le rock (Bartleby cite à très juste titre The Carny de Nick Cave) et, de fait, par les Grounds de Moondog, « (ré)apparition passagère de la mélopée du musicien vagabond, ritournelle qui résonne sans interruption depuis des siècles ». Fort d’une filiation musicale qui le relie ainsi aux musiciens de la Renaissance, à Bach et à Purcell, Moondog multiplie les compositions ambitieuses, avec notamment Symphonique n°3 (Ode to Venus), canon pour grand orchestre enregistré en 1969 en même temps que Witch of Endor (pour une chorégraphie de Martha Graham), entouré des membres du New York Philarmonic et de jazzmen new-yorkais. C’est cette année-là également qu’il travaille trois mois durant avec Philip Glass et enregistre ses pièces dans une usine désaffectée en compagnie de Steve Reich ; les piliers de l’école minimaliste le déclareront père du mouvement, malgré ses protestations : « Ils violent toutes les règles… Rythmiquement, je peux l’accepter, mais pas musicalement, pas mélodiquement ou harmoniquement. »

Au début des années 70, Moondog s’envole vers l’Europe pour un récital parisien et décide d’y rester, allant s’installer en Allemagne ; c’est là que le label Kopf lui permet d’enregistrer plusieurs albums à partir de 1976 –In Europe, H’art songs, A new sound on an old instrument. Le voilà parti dans de nouvelles directions, toutes plus séduisantes les unes que les autres : au fil de ses mythologies personnelles, de ses expérimentations et de ses découvertes, il poursuit le façonnage d’un univers unique, excentrique, inégal mais sincère. Dans Viking I, il salue l’expédition spatiale vers Mars au célesta ; dans la série des Logrundr, il invente un héros nordique fictif et s’y identifie ; dans Elpmas, enregistré au début des années 90 et illustré par Starck, il s’empare du sampler (« Le sampler est idéal pour ma musique, qui est surtout contrapuntique, spécifiquement en canon ») et adopte des positions écologistes. On le retrouvera aussi, bien involontairement, au centre d’un petit scandale lors des Transmusicales 88 : à 72 ans, Moondog est programmé au théâtre de Rennes, accompagné de l’orchestre de la ville. En plein concert, les musiciens, pour lesquels il avait fallu transcrire les notations en braille de Moondog sur partition, quittent brusquement leur pupitre, protestant contre les caméras de télévision qui filment plus longtemps que prévu dans leurs contrats. Le public scandalisé jette des pièces sur la scène (« Fonctionnaires ! »), où le compositeur désemparé tente de comprendre la situation -le deuxième concert, le lendemain, sera annulé par la direction du festival.

La vie de Moondog est un roman. On n’aurait pas assez de quinze ou vingt pages pour en rappeler les épisodes marquants, les anecdotes fabuleuses -cela d’autant qu’on ne sait pas tout. Quelle que soit l’exacte réalité, on s’en remet avec plaisir à la légende ; celle qui dit notamment que, parmi les fidèles de l’étrange spectacle proposé par le clochard de Manhattan, on comptait Arturo Toscanini, Leonard Bernstein, Dizzy Gillespie et même Charlie Parker qui, s’il n’était pas mort aussi vite, aurait voulu enregistrer avec lui (Moondog lui dédiera plus tard l’une de ses plus grandes réussites : Lament I, Bird’s Lament) ; celle qui dit que Marlon Brando l’accompagna une semaine entière dans sa dérive new-yorkaise, dans les bars et les hôtels des environs ; celle qui dit aussi que Stravinsky l’aurait jugé « bon musicien »… Une légende renforcée aussi par Janis Joplin qui enregistra son morceau All is loneliness, par les minimalistes qui l’entourèrent à la fin des années 60, par Elvis Costello et le saxophoniste John Harle qui lui rendirent hommage en travaillant avec lui, et même par un certain Stéphane Eicher qui l’engagea un temps dans sa rythmique… Moondog a bel et bien sa place au carrefour des musiques nouvelles et celles du passé, en pionnier nonchalant du minimalisme, dont les chansons évoquent irrésistiblement celles de Robert Wyatt et dont les chaconnes renvoient à Purcell. Une place un peu en retrait, que n’atteignent pas forcément les lumières de la notoriété, une place où son style protéiforme, son talent de touche-à-tout atypique et son mode de vie invraisemblable se sont déployés dans l’ombre, jusqu’à sa mort le 8 septembre 1999 à l’hôpital évangéliste de Munster, en Allemagne.

Moondog, More Moondog (Prestige / WEA)
In Europe, H’art songs, A new sound on an old instrument, Elpmas, Sax pax for a sax (Kopf / Orkhêstra International)