Milton Moses Ginsberg : ce nom, splendide, ne disait rien à personne avant la sortie, 35 ans après sa réalisation, de Coming apart. Un appartement, un sofa, un miroir, une caméra cachée qui enregistre la vie d’un homme en plein breakdown. Le dispositif du film est une bulle insolente dans le grand bouillon new-yorkais de la fin des sixties.

Chronic’art : Comment marche, concrètement, le système de prise de vue de Coming apart ?

Milton Moses Ginsberg : Le principe est le suivant : un homme cache une caméra dans son appartement et filme tout ce qui s’y passe. Il a une sorte de télécommande électrique qui lui permet de l’actionner. Dans le film, il est censé avoir une petite caméra 16 mm et des bobines de 10 minutes, mais en fait nous avons tourné avec une grosse Mitchell 35 mm. Je voulais ajouter un miroir pour avoir à disposition un plus large vocabulaire de cinéma. Quand l’homme est sur le sofa, il est en gros plan, quand il est debout dans l’appartement, il est en grand angle. Le tout en plan fixe. Ce dispositif permettait une mise en scène, des mouvements, des variations d’échelle de plans, sans faire bouger la caméra. C’est un dispositif dynamique.

Le premier plan, par exemple, est très surprenant, c’est une image spéculaire où l’on voit dans le même axe deux fois les mêmes personnes.

On m’en parle souvent car il intrigue beaucoup les spectateurs : la caméra filme les personnages et le miroir, mais comme elle est cachée dans une boîte recouverte de miroirs, il y a un va-et-vient de reflets. C’est une image fascinante.

Où étiez-vous durant les prises de vue ?

C’était un appartement minuscule. On voit tout, grâce au miroir, sauf un mur et le plafond. J’étais sur le côté, collé contre le mur, dans l’angle mort du plan. L’ouverture sur la fenêtre créait de gros problèmes de lumières, donc nous avions ajouté des projecteurs au plafond. Les prises duraient 5 ou 10 minutes, et je ne donnais pas d’indications pendant ce temps. Il n’y avait pas de place pour le doute. Fellini doutait toujours sur le tournage, parce qu’il aurait voulu intervenir à chaque instant, replacer un comédien, changer l’axe de quelques centimètres. Vu le dispositif de Coming apart, je n’avais évidemment pas ce genre de préoccupation : une fois que l’acteur était lancé, il allait jusqu’au bout de la prise, je ne pouvais plus rien dire ou faire. Si sur un plan de 7 minutes l’acteur se plante à la 6ème minute, c’est toute la prise qui est ratée. Donc je restais contre mon mur en priant pour qu’elle soit réussie.

Les années 60 américaines furent marquées par des expérimentations dans le champ du cinéma qui allaient souvent dans deux directions : le « cinéma vérité » et le plan fixe, notamment avec Warhol. Avez-vous conçu Coming apart dans ce double cheminement-là ?

Absolument. Chelsea girls de Warhol a eu une grande influence sur moi. Empire, son plan fixe sur l’Empire State Building m’avait beaucoup intrigué aussi. Par ailleurs, mon premier boulot fut assistant-monteur pour les frères Maysles, et je me suis initié ainsi au cinéma-vérité.
Tout cela couplé à la découverte du cinéma européen, surtout Antonioni et puis aussi Resnais, Godard, les premiers films de Ermanno Olmi, notamment Les Fiancés. J’ai plus appris par le cinéma européen que par le cinéma américain. Avant de me tourner vers le cinéma, j’étais très féru de littérature, j’adorais Faulkner et tout ce qui se rapportait à la conscience. Ensuite, surtout grâce à Antonioni, je me suis rendu compte que le cinéma pouvait exprimer ces questions-là de manière très forte.

La plupart des acteurs du film viennent de l’actor’s studio. Comment concilier ce jeu basé sur une technique avec les exigences du cinéma-vérité ?

La technique de l’actor’s studio, permet de conduire l’acteur à trouver sa vérité, à atteindre le maximum d’intensité dans son jeu. La technique est artificielle, c’est vrai. Mais le film est artificiel lui aussi, tout est écrit, prévu, il n’y a pas d’improvisation. La technique ne sert qu’à aider à être soi-même, dans la vérité de son expression, ce qui est la chose la plus difficile. Il ne faut pas prendre la technique pour autre chose que ce qu’elle est : une manière de se relaxer, d’être naturel.

Le plan fixe, pour vous, ce serait l’équivalent du « stream of consciousness » littéraire ? Et le système du film, caméra + miroir, pourrait faire office de métaphore du fonctionnement de la conscience ?

Je voulais faire un film sur des processus de pensée. Mais c’est très difficile. Il y a la solution à la Billy Wilder, façon Assurance sur la mort ou Sunset boulevard, où il recourt à la voix off. Je ne voulais pas de voix off, je voulais un équivalent formel à cela. Autrement dit, cet homme, dans Coming apart, ne fait rien d’autre que tenir son journal intime via cette caméra cachée. On ne peut pas entendre ses pensées, on ne voit que ce qu’il fait. Mais le miroir agit comme s’il braquait la caméra à l’intérieur de sa tête. Longtemps avant de faire ce film, j’avais participé comme technicien à un film sur des autistes, dans une école spécialisée. J’avais été bouleversé par ces enfants qui se parlaient à eux-mêmes à la troisième personne, c’était incroyable. Je me suis demandé ce que ça leur ferait de se voir sur un écran. Un psychiatre, qui travaillait avec des schizophrènes, pensait que ses patients pourraient avoir un choc thérapeutique en se voyant filmés. Cela m’a beaucoup marqué et s’est transposé Coming apart, même si ça n’apparaît nulle part explicitement dans le script et dans le film. Car finalement le personnage se pose la même question : ma vie part en morceaux, je suis schizophrène, qu’est-ce que cela me ferait si je me filmais ?

Propos recueillis par

Lire notre chronique de Coming apart