Maxime Coulombe, professeur d’art et sociologue québécois, par ailleurs grand amateur de jeux vidéo, s’est plongé dans l’univers de « World of Warcraft », le plus populaire des jeux en ligne, pour comprendre et analyser la fascination que procure cette pratique, vrai palliatif au réel et à ses contingences les plus insupportables ou insurmontables. Que révèle cette fuite, sans doute inéluctable, vers les univers virtuels ?

Pourquoi des dizaines de millions de personnes sont aujourd’hui fascinées par les jeux online au point de passer une bonne partie de leur temps, plus ou moins libre, dans ces univers virtuels ? C’est la question à laquelle tente de répondre Maxime Coulombe, professeur d’art actuel à l’Université Laval (Québec), dans Le Monde sans fin des jeux vidéo (PUF). Un énième pamphlet pour fustiger l’inanité de l’homme postmoderne trop investi dans le monde vain et belliqueux de World of Warcraft ? Absolument pas : le jeune sociologue et historien de l’art convoque les plus éminents théoriciens du « jeu » et autres penseurs des temps modernes pour se lancer dans une analyse brillante et approfondie de cette activité populaire et addictive, a priori capable de répondre aux angoisses et aux malaises contemporains. Qu’est-ce qui nous pousse à fuir cette société occidentale en manque de repères, mais surtout de sens, pour retrouver un monde structuré où se distillent tous les nouveaux ego-trips ?

Chronic’art : Il semblerait que vous soyez très tôt tombé dans les jeux vidéo assez rapidement. Quelle est votre culture / votre histoire personnelle en la matière ?

Tombé, je ne sais pas, j’ai beaucoup joué en tout cas. Une large partie de mon imaginaire est marqué par ces jeux vidéo de l’enfance : les Final fantasy (les premiers), les Zelda, les Mario Bros. (un peu). Puis les jeux PC : Myst, mais aussi Duke nukem, Diablo, Baldur’s gate, Unreal, etc. Les fins de semaine, les nuits complètes de Duke nukem ou de Zelda étaient courantes. La mémoire est drôlement faite ; je me souviens encore du plan de la plupart des labyrinthes de ces deux jeux. J’ai l’impression d’avoir, via ces jeux, via la lecture de romans, via les jeux de rôle, véritablement nourri mon imaginaire et que quelque part je vis, que j’écris aussi, en y puisant, comme un étrange fond de commerce. J’ai beaucoup joué avec des amis ; et aujourd’hui encore, en bons trentenaires, nous nous offrons parfois ces petits plaisirs volés à nos vies trop occupées. Ces moments de retrouvailles autour d’une console sont trop rares. Ces amitiés sont vieilles, et comme une étrange synesthésie, ces moments de jeu nous ramèrent dans le passé ; ils nous font repenser à nos vieux amours, nos vieilles disputes, l’histoire de notre complicité. Et puis récemment, pour la rédaction de cet essai, je me suis plongé longtemps dans l’univers de World of Warcraft

Vous mentionnez régulièrement dans votre essai Roger Cailloix. En quoi ses travaux, ses analyses sur la notion de « jeu » concordent avec le phénomène des jeux vidéo (online ou pas) ?

Roger Caillois est une référence importante pour moi, tant sur les jeux, le sacré que pour ses recherches sur l’imaginaire. J’ai beaucoup d’admiration pour son écriture, riche et sensible à la complexité du monde. Son ouvrage sur le jeu vieillit bien. Ses catégorisations (Ilinx : le vertige, Mimicry : la mise en scène de soi, Alea : le hasard, l’Agôn : la compétition) demeurent d’une grande pertinence pour penser le jeu vidéo, qu’il soit en ligne ou non. Pour ma part, sa pensée m’a surtout servi d’outil de cadrage. Presque toutes ses catégories du jeu se retrouvent dans les jeux vidéo en ligne. Songeons au jeu comme mise en scène de soi (Mimicry). Il y a dans il y a dans la description qu’en fait Caillois les deux aspects essentiels, les deux faces de l’avatar. Le masque, comme l’avatar, nous cache et nous montre autrement à la fois, d’où la possibilité de se réinventer dans les univers en ligne. Même le vertige, l’Ilinx… Dans le feu de l’action, alors que le sujet est absorbé par les gestes complexes qu’il doit exécuter, tout le monde autour s’efface, la faim, la soif, la fatigue, tout cela disparaît comme on souffle une bougie. Il en vient même à s’oublier un peu.

Caillois nous dit que le plaisir du jeu repose sur son aspect fictif, dans le sens ou ce serait une échappatoire au réel, à la fois ses limites et ses pénibles contingences. Si l’on prend le cas des jeux en ligne (MMORP y compris), on sait pourtant que le meilleur d’entre eux serait celui qui se rapprocherait le plus de la réalité, d’un certain réalisme. N’y a-t-il pas ici un sérieux paradoxe, une contradiction qui ferait sortir le jeux vidéo (online surtout) de la catégorie du « Jeu » tel qu’ont pu le définir ses plus éminents théoriciens ? Comment expliquer cela ?

Pour moi, non, nous ne sommes pas en train de sortir du jeu classique. Au contraire : le réalisme actuel, s’il ouvre de nouvelles possibilités narratives et fictives, n’affecte en rien la nature fondamentale, presque anthropologique, du jeu. Recourant à l’histoire occidentale, certains jeux évoquent peut-être déjà ce que vous nommez un « rapprochement de la réalité ». On pensera aux jeux de guerre abordant souvent la Seconde Guerre mondiale, d’avion ou de stratégie, visant pour leur part à recréer littéralement les conditions matérielles d’une guerre ou d’une époque. Dès lors, tout sera pris en considération. Pour la Deuxième Guerre mondiale, le souci du détail est souvent impressionnant. Dans des simulations conservant la chronologie de la guerre, la date de production de l’équipement, le poids des pièces d’artillerie, le temps d’entraînement des troupes, ces jeux se veulent de véritables recréations. On ne peut s’empêcher d’associer ce type de jeu avec les recherches sur l’uchronie en histoire – l’uchronie renvoie à ces interrogations historiques visant à se demander ce qui se serait passé si… à explorer les hypothèses restées inexploitées de l’histoire. Peut-être aussi vise-t-on à représenter cet événement traumatique pour tenter, serait symboliquement, d’en reprendre le contrôle. Il en est de même, et peut-être davantage encore dans les jeux réalistes, mais représentant notre société contemporaine. Les jeux de contre-terrorisme (Counter-strike, la série des Tom Clancy’s rainbow 6), ou abordant la criminalité urbaine et les gangs de rue (Grand thieft auto), sont de véritables révélateurs de ce qui inquiète notre époque. A jouer à ces jeux violents, l’individu, et d’abord le jeune encore en train de tenter maîtriser ce flot de violence médiatique, se place symboliquement dans une situation où il peut contrôler ces thèmes sociaux angoissants : il n’est désormais plus victime, ou simple spectateur, mais il réplique, il prend part à l’action. Quitte à être lui-même un gangster ou un terroriste. Il se fait héros, et s’il sait bien que le combat contre le crime ne se règle pas sur un écran d’ordinateur, il a malgré tout, a porté de main le moyen homéopathique de traiter son angoisse. Quant à des univers comme The Sims, pastichant notre quotidien occidental et ses structures familiales et de travail, il permet au joueur, là encore, de se faire maître de ces logiques sociales qui à, d’autres moments, l’écrase. Il se fait une sorte de Dieu capable de vie ou de mort sur ces avatars. Autrement dit, il se fait libre… Un autre aspect important de ce type de jeu est la possibilité de faire des expérimentations identitaires, on peut ainsi se déprendre de sa structure familiale et de voir comment les choses pourrait être… si notre famille était différente, si notre conjoint ou conjointe était différent. Mais peu importe leur degré de réalisme, tous les jeux qui impliquent une trame, une histoire, une narration ont à leur racine commune une logique « carnavalesque », pour reprendre les recherches de Mickaël Bakhtine sur Rabelais.
Bakhtine soulignait que le carnaval, tout carnaval, se fait une parenthèse au cours des choses, une suspension de l’ordre normal du monde et permet un renversement des valeurs. Il en est précisément de même dans les jeux vidéo. Alors que nous occupons une position passive dans le monde réel – nous sommes victimes de la violence urbaine, voire du terrorisme, victime d’une histoire mondiale dont nous sommes les héritiers, ou encore victime d’une position marginale dans l’ordre social (comme l’adolescent) – le jeu permet de se rêver autrement. Si le jeu vidéo puise à même le réel, et plus exactement à une certaine lecture parfois pessimiste de ce réel, il ne le fait que pour permettre au sujet de changer de place, de se déprendre de son rôle. En cela, il n’est pas de ligne de passage entre le réel et le réalisme : le réalisme, est bien loin d’être le réel : la notion même n’est pas sans impliquer cette distanciation. De même, il faut réaliser que le jeu n’est intéressant qu’à se situer entre deux limites. Une limite de banalité, un jeu qui reprendrait parfaitement notre réel quotidien serait ennuyeux, un jeu qui romprait complètement avec nos propres références, voire avec l’histoire du jeu vidéo serait trop dépaysant et déstabilisant pour pouvoir espérer un certain succès. La réussite tient à cet entre-deux.

Les jeux vidéo, contrairement aux « jeux traditionnels », introduisent une nouvelle notion dont on sait qu’elle n’est pas tout à fait neutre : la technique / la technologie (autant dans son aspect fermé dans le sens où les développeurs d’un jeu en dessinent les contours, que dans son aspect complexe et aléatoire lorsque le jeu n’appartient plus à ses créateurs). Quand bien même il est question d’oublier cette médiation, dans un jeu online par exemple (via l’apprentissage, les habitudes), comme vous le rappelez, la technologie ne change-t-elle pas fondamentalement la donne ?

Oui, si la technologie ne change pas grande chose à la nature profonde du jeu, elle peut toutefois finir par avoir des impacts considérables sur la subjectivité. C’est peut-être là où je demeure prudent, où mon esprit pascalien s’éveille, où mes recherches sur la posthumanité me reviennent en tête. Je ne suis sûr de rien, ici, mais je préfère la prudence à la naïveté. Se penser comme être réflexif, lucide et critique face au monde n’est pas facile, c’est même souvent souffrant. Nous sommes confrontés, aujourd’hui, à une anomie et un vide de valeurs considérable. Que voulons-nous faire de notre vie ? Quel est le sens du projet humain ? Ou, plus sèchement : y a-t-il un projet humain ? Pourquoi déjà se lever chaque matin pour mettre l’épaule à la roue de notre économie capitaliste ? Comment se réussir personnellement ? Ces questions sont difficiles à répondre. Je ne dis pas que tous se les posent, mais elle hante selon la subjectivité. Notre époque nécessite de relever ce défi du sens, personnellement, mais aussi collectivement. Je ne peux toutefois m’empêcher d’associer ce vide de sens et ce qui m’apparaît comme une volonté, aujourd’hui, de se fuir. Voir une large partie de la population jeune perpétuellement branchée à ses appareils numériques force à s’interroger. iPod dans le métro, téléphone portable dans les cafés et, une fois rendu à la maison, on ouvre l’ordinateur, puis Facebook, puis Skype. On fait à la fois « tout » – on consomme, on écoute, on discute -, et l’on ne fait plus rien – on aura tout fait à moitié. Certes le temps file, la soirée nous a coulé entre les doigts, mais l’on s’endort tendu et avec qu’un vague souvenir de ce qu’on a pu faire durant tout ce temps. Ces outils technologiques sont autant d’appareils immersifs. Ils nous mettent dans des environnements dans lesquelles se baigner et éteindre un peu notre monologue intérieur et notre tension psychique. Mais en cela, ils fonctionnent peut-être d’abord au principe de plaisir, menant à une forme de régression narcissique. Pour Freud, le plaisir n’est pas une tension, mais l’apaisement d’une tension. Ici, il semble que nous avons tous les outils technologiques pour apaiser nos tensions, mais du coup, il semble que nous ne sortions peut-être que trop peu de ce principe de plaisir pour tenter vers le principe de réalité, fondé sur la temporisation de notre plaisir pour produire des faits et des objets de civilisation.

Vous dites que les jeux en ligne « s’offrent comme une façon d’apaiser, pour le sujet, les symptômes de notre (post)modernité ». C’est même de ce creuset, selon vous, que naît la fascination pour ces univers nouveaux. Quels sont ces symptômes en question et en quoi ceux-ci disparaissent ou s’atténuent à travers la pratique du jeu online ?

Alain Ehrenberg notait que nous vivons à une époque plaçant le sujet face à un double-bind angoissant. D’une part, on lui laisse croire qu’il est libre de faire ce qu’il veut, de se réaliser comme il l’entend, mais, tout à la fois, on lui exige de réussir. Le mélange est difficile à vivre. Comment faire ? Le sujet finit par laisser toute la place à un juge particulièrement sévère : lui-même. Il poursuivra souvent un monologue douloureux, s’exigeant de réussir. Ayant intégré les critères sociaux, il les fera jouer dans son théâtre intérieur. Toutefois, ce juge intérieur à une caractéristique particulière : s’il est très habile à critiquer, il n’est pas terrible pour offrir de la reconnaissance. Il semble que la critique puisse venir de soi, mais la reconnaissance, pour sa part, peut rarement se passer du regard de l’autre. Amère iniquité. Il est une image que je trouve très belle. Donna Tartt dans son admirable et terrible roman Le Maître des illusions avait une interprétation originale, et peut-être fondée, de la façon dont les Erinyes, ces furies antiques, punissaient les coupables de crimes : elles ne faisaient qu’augmenter le volume de leur monologue intérieur. Ainsi, le tourment des coupables les rendait, ainsi, fous. Il semble que notre époque nous offre une forme nouvelle de ce supplice ; le soliloque sans fin de notre conscience se jugeant elle-même et tentant de trouver des justifications à ses comportements. D’un petit clin d’œil, j’ai nommé ce tourment moderne l’« érinyte ». Le plongeon dans les univers en ligne – ou plus simplement dans un jeu vidéo immersif -, permet, d’une part, d’éteindre le feu de ce soliloque. Toute l’attention du sujet est absorbée par le jeu. Il n’est plus le temps, désormais, de penser à ses propres doutes. Mais dans un deuxième temps, ces univers en ligne offrent un monde structuré, rempli de lieux de reconnaissance : le sujet n’a pas à devoir extirper d’une situation équivoque la valeur de ses actions – situation courante dans le monde réel. Le jeu s’en charge. Il est une morale dans ces univers ; la bonne action récompensée par des points d’expérience ou par un quelconque objet magique. Le sujet voit son avatar s’améliorer, il a le sentiment de construire quelque chose, de participer à un projet – serait-ce un projet virtuel. Il pourra, chaque jour, ajouter une pierre à cet édifice de cette construction. Le jeu vidéo peut donc se faire un lieu-refuge, permettant de protéger à l’estime de soi, et de se valoriser. Je dis que ces jeux s’offrent comme des réponses – incomplètes, imparfaites, parfois équivoques – à certains des malheurs de notre postmodernité. Ils s’en font des réponses, à défaut de se faire des solutions. Mon livre a peut-être pour but, quelque part, de souligner que la fascination de ces jeux vidéo en ligne tient aussi à ce qu’ils sont une réplique à la déréliction de notre société occidentale contemporaine…

La force des jeux en ligne repose, pour une bonne part, sur l’expérience partagée ; c’est-à-dire le fait que plusieurs personnes voient et vivent les mêmes « événements » aux mêmes instants, ce qui procure une impression de réalité. A l’inverse d’un World of Warcraft, par exemple, si l’on prend le cas de Myst, le jeu vidéo solo plonge le joueur dans un univers totalement dépeuplé, dépourvu de tout avatar. Comment expliquer cette même finalité (l’immersion du joueur dans un univers parallèle) malgré le fait que ces deux types de jeux s’opposent assez radicalement ? Et, partant de ce constat, peut-on encore résumer la pratique du jeu vidéo à une seule et même activité (en clair, mettre tous les jeux dans le même panier) ? Ou bien au contraire, admettre que celle-ci, aujourd’hui, est véritablement devenue bien plus nuancée qu’il n’y paraît, capable même de satisfaire un tas de plaisirs tout à fait différents ?

Certes, difficile de penser ensemble The Sims et Counter-strike. Mais le jeu a toujours impliqué une telle diversité. Pour Caillois tant les activités procurant quelque vertige – pensons aujourd’hui aux manèges -, que les bals masqués et la les sports tiennent du jeu. Peut-être faut-il noter plus simplement que les développements techniques permettent maintenant aux jeux vidéo de couvrir presque toute la palette des différents types de jeu. Voire de les combiner. Myst est un magnifique univers immersif, même s’il atteint cette immersion par des moyens différents, et plus simples que ceux de WoW. En fait, WoW offre peut-être une immersion plus complète – par la taille et la diversité de l’univers qu’il propose, par les interactions avec d’autres joueurs qu’il implique.
Mais je serais d’accord avec vous, il est vrai que les jeux en ligne permettent désormais de répondre à des besoins et des désirs bien différents : des besoins d’expérimentation identitaire, par le biais de l’avatar, de reconnaissance par les réussites en ligne et par le regard des autres joueurs, de vertige par les exigences techniques qu’il impose, de compétition, etc. Cette richesse, cette diversité à l’intérieur d’un même jeu, est nouvelle.

Vous rappelez, dans vos notes de bas de page, les trois conditions édictées par Sid Meyer (le créateur, entre autres, de Civilization) pour la réalisation d’un « jeu à choix intéressants » : « 1. Aucune option ne doit s’imposer comme étant la meilleure. 2. Les différentes options ne doivent pas être équivalentes. 3. Le joueur doit posséder suffisamment d’informations afin de pouvoir prendre une décision avisée ». Expliquez-nous pourquoi un jeu valable est un jeu qui implique des contraintes, des limites, des règles strictes…

La liberté implique toujours quelques contraintes qui rendent possible l’action. On ne pourrait se rendre du point A au point B en voiture si nous n’avions des règles routières. Sans règles – conduire à droite, respecter les feux de circulation, etc. -, notre liberté de circulation en voiture serait compromise, puisque que nous serions perpétuellement en danger. De la même façon, les règles rendent les jeux possibles. Pas d’échec et mat aux échecs sans les lois régissant le déplacement des pièces ; pas de sport sans règlement, etc. Il n’est aucune activité de compétition sans règle : c’est à l’aune de ces règles que l’on peut évaluer la performance de chacun. Que l’on peut avoir des gagnants et des perdants.

Ne pourrait-on pas tout de même envisager un jeu (online ou pas) sans aucune règle imposée ? Quel serait-il, comment peut-on l’imaginer ? Resterait-on, dans ces conditions, dans le domaine du jeu ?

C’est la question que pose Second Life, par exemple, qui se veut un univers en ligne où peu de règles préexistent (outre des règles de programmation, qui déjà structurent l’univers et déterminent ce qu’il sera possible de faire, de bâtir, de créer dans ce monde virtuel). Mais même dans Second Life, le jeu de la mascarade identitaire – on incarne là aussi un avatar – implique des règles et agit comme point de départ à l’action. La frontière est – à l’origine, du moins – étanche entre l’identité réelle et l’identité virtuelle. L’activité principale dans Second Life est économique : l’univers bat au rythme d’une économie parallèle, aux devises spécifiques, mais s’échangeant contre de l’argent sonnant et trébuchant. A mon humble avis, une des raisons pour lesquelles Second Life est en perte de vitesse, et que les grandes compagnies quittent l’univers, tient à ce qu’il n’y a pas grand-chose à y faire, sinon incarner une identité virtuelle, consommer – en dépensant de l’argent réel – et socialiser. Il y manque un but, un sens, et ce sens ne peut provenir que de règles qui organisent ce qu’il faut faire dans les univers en ligne. Pour reprendre la définition de Sid Meyer, ce sont ces règles qui permettent de prendre de bonnes décisions et de se sentir valoriser par ses réussites.

Vous parlez beaucoup, dans votre essai, du jeu vidéo online comme une possibilité d’échapper au réel, de trouver un plaisir immédiat, un moment où « les frontière du moi et du non-moi sont poreuses, où tensions et frustrations s’effacent ». Difficile ici de ne pas faire un parallèle avec les drogues : vous parlez de transe, d’euphorie, d’oubli des angoisses, etc. Est-ce qu’on peut dire, comme l’affirmait l’écrivain US Timothy Leary, qui militait pour l’utilisation scientifique des psychédéliques, que l’ordinateur (et par extension le jeu vidéo) est le LSD des années 2000 ?

L’esthétique du film Existenz de David Cronenberg, par exemple, consacre visuellement le rapprochement des jeux vidéo et des drogues et alimente peut-être un peu de telles comparaisons. Sur le fond, il y sans doute quelque chose de vrai. Pour ma part, et partant d’une lecture freudienne, je crois que le jeu, comme nombre d’activités humaines, fonctionne à l’aune du principe de plaisir et qu’en cela, il permet l’abaissement d’une tension par l’immersion qu’il propose. A mon sens, la parenté est là : le LSD et le jeu vidéo fonctionnent tous deux à l’aune du principe de plaisir.

Et de dépendance ?

Tout ce qui fonctionne à l’aune du principe de plaisir peut induire une dépendance plus ou moins forte. C’est bien pour cela qu’on s’inquiète tant des jeux vidéo en ligne. Ils seraient, pour certains adultes, le nouveau chant des sirènes. Disons le donc simplement : bien sûr qu’il est des gens dépendant aux jeux vidéo. Mais il est des gens dépendant des jeux vidéo comme il est des gens dépendant de relations amoureuses, mais aussi de séries télé, des jeux d’argent. La dépendance ne tient pas à pratiquer une action, mais au moment où l’action en vient à être néfaste sur la vie du sujet. Autrement dit, affirmer que les jeux vidéo produisent de la dépendance n’est pas dire grand-chose ; c’est, au fond, souligner qu’ils procurent du plaisir.

Au fond, les jeux vidéo ne permettent-ils pas, surtout, de bâtir, au fur et à mesure de ses réussites, une version grandiose de soi, une sorte d’idéal du moi (Ich-Ideal). Peut-on envisager l’« avatar » comme une espèce de surhomme nietzschéen (puisque le réel ne nous le permet pas) ?

Les jeux vidéo sont surdéterminés, en ce que beaucoup d’enjeux s’y croisent ; il n’y est pas une seule cause à la fascination pour les univers en ligne, mais plusieurs, entrelacées, et travaillant de concert. Pour revenir à votre question, l’avatar est une représentation idéalisée d’une partie, d’une facette du moi. Infinie est la tâche de nous connaître, l’avatar, permettant de l’expérimenter autrement que de se faire un lieu-moratoire, pour jouer avec l’expression de Erik Erikson. L’avatar se fait le moyen de se penser autrement sans avoir à en subir des conséquences. Ce rôle est particulièrement important pour les adolescents, souvent en période de construction identitaire. Mais aussi, comme vous le souligner, l’avatar permet au sujet de s’imaginer grandiose, de se faire plus grand que nature. Désormais, par son avatar, le sujet sera à la hauteur de ses désirs : en ligne, il pourra voler, contrôler les éléments, vaincre des démons, etc. Ce corps de fantasme sera le moyen d’une identification, le sujet pourra projeter ses désirs de grandeur sur cette représentation virtuelle. Mais le phénomène ne s’arrête pas là. Non seulement le sujet se projette sur son avatar, mais il pourra de même intégrer ses réussites. La force de son avatar saura se faire le lieu d’une valorisation de soi, le moyen d’une reconnaissance. La chose n’a rien de très étonnant : l’humain est un animal symbolique. A le regarder froidement, il y a quelque chose de tout aussi absurde à donner une aussi grande reconnaissance à des sportifs : pourquoi concevoir un joueur de tennis comme un demi-dieu alors qu’il ne fait jamais que frapper sur une balle ? Tout simplement parce que nous ne vivons pas dans le réel, mais dans les représentations de celui-ci, et que nous investissons de sens la plus petite des activités que nous y réalisons. Que cela ne nous empêche pas de nous questionner, toutefois. Si le joueur se sent plus valoriser par les réussites de son avatar en ligne que par les siennes dans la vie réelle, il faut certes interroger la force de fascination des jeux vidéo, mais de même, et peut-être surtout, les raisons pour lesquelles le sentiment de reconnaissance est si rare dans notre société occidentale actuelle…

Vous dites que « l’identité tient d’un bricolage complexe, jamais clos, perpétuellement remis sur le métier des rencontres et des événements qui ponctuent l’existence ». En ce sens, l’avatarisme et, plus globalement, la virtualité, qui permettent par ailleurs la possibilité, avec le recul, de porter un jugement sur soi, ne sont-ils pas une aubaine pour l’homme lui permettant de découvrir et d’exploiter sa vraie nature ? Qu’est-ce que celle-ci (cette aubaine) nous réserve de bien ou de mal pour l’avenir ?

Comme le notait déjà Stephen Meadows, l’avatar permet de se penser autrement, de s’expérimenter, de sortir de son corps, en quelque sorte, pour s’observer à distance. L’avatar peut ainsi se poser comme une nouvelle façon de s’explorer, de se comprendre, en une sorte de maïeutique identitaire. Il pourra donner forme à ce qui habite le sujet, mais ne sait pas s’exprimer dans son tempérament. Kauffman le montrait, lorsqu’on commence une nouvelle relation de couple, de nouvelles facettes de nous-mêmes sont mises en évidence, d’autres retournent dans l’ombre. Débuter une relation, c’est aussi se réinventer un peu. Un peu de la même façon, les relations en ligne, neuves et fondées sur l’anonymat, voit naître des comportements spécifiques, mais originaux.
Le sujet pourra profiter de l’anonymat pour se déprendre de son comportement interpersonnel habituel pour faire des essais. Encore ici, il faut voir une étrange danse, une dialectique à l’œuvre. Le choix de l’avatar, déjà, est l’expression, le symptôme de ce que l’on est : il nous trahit presque autant qu’il nous cache. Mais ce qu’il trahit est parfois ce qui est le plus loin enfoui dans la psyché du sujet, ce qui ne s’exprime peut-être pas clairement ou aussi clairement dans sa vie personnelle. Certes, une telle logique donnera parfois à voir d’étranges retours du refoulé dans les univers en ligne, mais son versant positif tient à cette opportunité de construction de soi qu’elle offre. Des joueurs pourront, par exemple, se choisir un avatar sûr de lui, indépendant au jugement d’autrui. Réalisant qu’une telle attitude n’a pas nécessairement pour effet de voir le sujet abandonner par son réseau d’amis virtuels, il pourra ajouter quelques teintes de ce nouveau trait de caractère. D’autres encore joueront des personnages fragiles, mais puissants à aider les autres (les guérisseurs) : dans un groupe de jeunes, une telle fragilité peut-être difficile à exprimer, voire dévalorisée. A être reconnue en ligne, elle pourra plus facilement se faire une ressource du sujet pour des relations ultérieures.

Vous évoquez dans un chapitre cette notion du « grand Autre Virtuel », en fait la machine. Pouvez expliciter ce concept et ce qui le distingue fondamentalement d’« une logique judéo-chrétienne, ou religieuse, où l’action morale se voit rétribuée à la fin des temps ou dans un autre monde » ?

Question complexe ! Le « grand Autre » est un concept lacanien qui implique la croyance, de la part du sujet, que le monde a un sens, un sens souvent invisible à ses yeux, mais structurant. Le corollaire d’une telle croyance est que le sujet peut se sentir observé par le « grand Autre », voire jugé. Le concept semble ésotérique, mais pourtant, il est férocement performant à comprendre certains comportements. Bien souvent, dans une discussion avec un interlocuteur, nous avons le sentiment que celui-ci ne s’adresse plus à nous, mais semble parler à un tiers absent. C’est particulièrement clair lorsque le sujet se justifie d’une action ; il se met à parler fort, argumente seul, ne nous regarde plus. Il se débat avec une figure d’autorité, invisible car construite intérieurement, mais avec laquelle il tente de s’expliquer. On l’aura compris, la figure par excellence du « grand Autre » est le Dieu du croyant. Il est ce sens incarné, cette structure du monde, cette omniprésence surveillante et idéalement bienveillante. Le « grand Autre » permet de répondre à la question vertigineuse : que dois-je faire ? Si nous reconstruisons perpétuellement cette figure – elle est en quelque sorte anthropologique -, le « grand Autre » s’est toutefois aujourd’hui diffracté et se fait désormais évanescent dans notre culture occidentale contemporaine. De façon troublante, les univers en ligne sont des univers où ce désir du « grand Autre » trouve une réponse claire. La question « que dois-je faire ? » trouve là sa réponse. Il est un sens à l’univers en ligne, une morale claire : les « bonnes » actions se voient récompensées par des points d’expérience, par des trésors. Le sujet sait qu’il doit réaliser des quêtes pour améliorer son personnage, qu’il doit se déplacer dans de nouvelles régions du monde pour prolonger l’aventure, réaliser son destin de héros. Dans les univers religieux, le « grand Autre » se fait laconique et répond assez peu aux bonnes et aux mauvaises actions du sujet : les conséquences d’une action sont remboursées dans l’au-delà. Dans les univers en ligne, la récompense est immédiate et quasi-divine : l’avatar voit sa nature même devenir meilleur. Il sera dès lors plus fort, plus habile, saura mieux contrôler les éléments, etc.

C’est dorénavant avéré, contrairement à l’idée reçue, les jeux vidéo en ligne (comme les réseaux sociaux et communautaires) ne coupent pas le joueur de toute socialisation. Au contraire, une socialisation en remplacerait une autre, à la fois plus riche et ambigüe puisque fondée sur la capacité de voilement et d’effacement… Qu’est-ce que cette nouvelle forme de socialisation permet ou ne permet plus ?

Les univers virtuels permettent de nouveaux modes de socialisation, des modes différents car fondés non pas sur le contact physique, mais sur l’absence de celui-ci. Sur des relations, donc, de loin en loin. Les conséquences sont nombreuses. Si le contact réel à l’autre tient toujours un peu de la projection sur l’autre de nos propres désirs, en ligne l’effet est exacerbé. Sachant que l’identité en ligne est fictive, et qu’en même temps elle trahit l’identité réelle, il se crée un étrange jeu : celui de présumer de la personne se cachant derrière l’avatar. Si le désir naît de ce que l’on n’a pas et de ce que l’on ne connaît pas, les univers en ligne sont donc de prodigieux lieux fantasmatiques. Doit-on croire que la princesse fragile cache là, sous les plis de sa robe numérique, l’âme sœur ? Malgré tout, il faut noter que ce type de socialisation est d’un mode bien postmoderne, voire hypermoderne… Il est fondé sur l’évitement. Il semble que le sujet contemporain peine à entrer en rapport avec l’autre. L’estime de soi fragile, ce dernier voit le rejet non pas comme l’échec d’une interaction, mais comme une remise en question vertigineusement profonde, une attaque personnelle. Tout se passe comme si le sujet était à fleur de peau, peinant à se donner valeur à ses propres yeux. Esseulé et sans autorité pour reconnaître sa valeur, il se tourne vers le regard de l’autre pour obtenir son assentiment et sa reconnaissance. Le danger guette toutefois : l’absence de reconnaissance ou le mépris l’atteindront au plus profond de lui-même, déstructureront le précaire équilibre qu’il avait réussi à construire. Marcel Gauchet, mais aussi Christopher Lasch, plus tôt, rappelaient que la subjectivité contemporaine est travaillée d’une contradiction : le désir de présence de l’autre et tout à la fois la peur de l’autre. Les jeux vidéo en ligne permettent de répondre à cette angoisse du rapport à l’autre. D’assez loin, l’autre ne pourra véritablement m’atteindre dans ma subjectivité, et je pourrai mieux contrôler mon interaction avec lui. Même si, du coup, je ne saurai jamais avec qui j’interagis. Pour certains, ce type d’interaction peut être malgré tout constructif, permettant de s’expérimenter, de faire des essais et de prendre confiance. Ces relations en mode mineur sauront parfois se faire le socle d’une nouvelle confiance dans les rapports réels.

Comment faire pour, si cela est un problème, se sentir moins seul face à ces univers séduisant et fascinant, prendre un peu de distance avec le factice, le virtuel, et renouer un peu avec le réel ?

Je n’ai pas essayé de répondre à cette question à un niveau psychologique : c’est une question complexe qui implique de considérer beaucoup d’éléments, et déjà la volonté du sujet. Mais il est vrai que j’ai voulu terminer mon livre en interrogeant les conséquences d’une trop lourde fascination pour les jeux vidéo. Le jeu vidéo est comme un pharmakon, comme un médicament qui peut à la fois aider et menacer l’individu – tout médicament peut aussi tourner en poison. Le jeu peut se faire le lieu où reprendre pied… mais aussi où perdre pied. Ces jeux peuvent menacer les individus fragiles ou qui traversent des moments de difficultés personnelles. Je cite Deleuze en exergue de ma conclusion et je trouve sa remarque révélatrice, surtout de sa part. « Je n’ai jamais pu donner tort aux gens, quoiqu’ils fassent je n’ai pas le goût de leur donner tort, mais je trouve qu’il faut veiller énormément au point où ça ne peut plus aller. Qu’ils boivent, qu’ils se droguent, qu’ils fassent ce qu’ils veulent, on n’est pas des flics, ni des pères, je ne suis pas sensé les empêcher. Mais [il faut] tout faire pour qu’ils ne tournent pas en état de loque » (Gilles Deleuze, L’Abécédaire, « D comme Désir »). A chacun de trouver ses propres voies, de les bricoler, souvent, de tenter de trouver son chemin dans notre étrange société contemporaine. Sommes-nous si sûrs de nos propres choix pour en faire des étalons à partir desquels mesurer la vie des autres ? J’ai peu de certitudes, je doute beaucoup. Un héritage de ma formation dans le poststructuralisme français, je crois. Aussi l’objet de mon essai n’avait-il pas pour but de poser un jugement péremptoire sur les jeux vidéo – ce genre de regard qui évite de rendre à l’objet sa complexité -, j’ai tenté sincèrement de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la fascination qu’ils suscitent. Et pourtant, nous avons un devoir de prudence. Nous devons aux autres, à nos propres moments de fragilité aussi, de demeurer lucides et attentifs à l’autre, éviter qu’il ne tourne en état de loque, comme le dit Deleuze, qu’il se dissolve dans une situation délétère qui ne serait que pure fuite. Le jeu est un carnaval, pour reprendre la terminologie de Bakhtine, une parenthèse à la vie courante. C’est lorsqu’il se substitue à la vie courante qu’il faut craindre. Comment faire pour se sentir moins seul face aux jeux vidéo ? Déjà, sortir souvent de la fascination qu’il suscite : retourner dans le monde des mortels. Si les jeux permettent de s’en reposer un peu, qu’il soit aussi le moyen d’y retourner avec une énergie renouvelée. Au bout de ce parcours, je sens qu’un défi nous attend. Ces univers et ces jeux, ces univers virtuels et plus généralement la culture du divertissement qui est la nôtre, semblent laisser planer la menace d’un désinvestissement citoyen. Certains pourraient en effet préférer les mondes en ligne au monde réel, la socialisation virtuelle à la socialisation réelle. Du coup, toute possibilité de changement social, voire de réenchantement du monde se verrait liquidée. Notre responsabilité est double : d’une part, veiller à ce que ces jeux demeurent des jeux. Et d’autre part, s’interroger à savoir pourquoi ces univers répondent mieux à nos besoins de reconnaissance et de socialisation que le monde réel. La faute, là, n’est pas qu’à la qualité de ces jeux, elle tient aussi à l’état de notre société occidentale contemporaine.

Propos recueillis par

Le Monde sans fin des jeux vidéo, de Maxime Coulombe
(PUF – « La Nature Humaine »)