C’est une double bonne nouvelle: la première rencontre sur disque et papier de deux papes de l’underground français, et le retour en solo d’une artiste qu’on n’osait plus espérer. Elaboré de longue date, « Town of tiny loops » est un livre-disque incandescent, mis en musique lumineuse par Mami Chan et en dessins obscurs par Stéphane Blanquet (qui, rappelons-le, fait l’illustration de couverture de Chronic’art #69, toujours en kiosque). Le cadeau de Noël idéal, en somme.

C’est presque le retour d’une vieille amie. Car en dépit d’activités débordantes (tout plein de concerts avec le Mami Chan Band ou Fred Poulet, de disques en duo avec Norman Bambi, de spectacles et de sons et lumières pour enfants avec la fanfare électronique Carton Park), la plus singulière des musiciennes Japonaises installées en France n’avait rien sorti en solo depuis La Nuit de Pollen en 1999. Et ça faisait un vrai vide, aucun des projets collectifs de Mami ne laissant le ciel suffisamment dégagé pour que s’exprime cet univers contrasté dans tous ses tons, ses humeurs et ses intensités. Douillettement cachée en Normandie, Mami a déniché dans un vide-greniers le meilleur prétexte pour enfin revenir à la musique en solitaire : « Tout est parti de ce livre-disque que j’ai trouvé par hasard. C’était un format très répandu dans les années 50, dans l’édition pour enfants. Quand j’ai mis un CD dedans, j’ai eu le coup de foudre. Graphiquement, c’était parfait. Je tenais à copier le format au millimètre près. Et j’ai choisi jusqu’au papier, du bout des doigts… ». Au-delà de la nécessité d’inventer des manières inédites de susciter le désir chez le mélomane de plus en plus avide mais aussi de plus en plus radin, l’objet permet enfin à Mami d’exposer au grand jour son amour pour la chose dessinée, avec lequel elle entretient, à l’instar de ses camarades de Dragibus ou Gangpol un Mit, des relations esthétiques privilégiées : « Je suis une musicienne très visuelle. Quand j’écris une chanson qui parle d’une feuille qui tombe, je veux qu’on voit une feuille qui tombe dans la chanson ».

Attraction étrange

De son côté, Stéphane Blanquet est cette usine à cauchemars bien connue qui forge à l’encre noire quantité de formes étranges, créatures mutantes, scènes primitives qui expriment sans besoin des mots le sentiment puissant et limpide de son rapport morbide au corps. Tous les supports l’intéressent (poupées de chiffon, théâtre d’ombres, tatouages, marionnettes, dessins animés, bandes dessinées et illustrations) et il entretient comme la plupart de ses confrères du Dernier Cri (Pakito Bolino, Christian Aubrun…) une passion pour la musique, notamment les soubresauts sales et instables du punk (quand on demandait à une époque à Pakito la musique à écouter pour lire ses livres, il répondait « toutes les musiques viscérales, psychotiques, énervées, primitives, hystériques, rampantes, gluantes, humaines et dérangées comme tout ce qui fait tâche dans le décor »). La rencontre avec Mami, incontournable dans l’underground parisien, coulait de source. Mami : « Ca fait longtemps qu’on se connaît, je crois depuis l’époque de Popo Color (revue franco-japonaise de dessin, de « peinture à l’eau et de manga freako » qui sévissait dans les années 90 à laquelle participaient autant Charlie Schlingo que Pierre la Police ou Mimiyo Tomozawa). Blanquet aimait bien ma musique et il m’a demandé de composer la musique d’un court-métrage… Parce qu’il en avait marre de travailler avec des groupes de punk, je crois. Ensuite, il m’a demandé un pilote de long-métrage qui n’a pas marché, mais pour lequel j’avais eu l’occasion de travailler avec un orchestre… J’aimais tellement le thème du film, qui devait s’appeler Mauvaise Graine, que j’ai décidé de le récupérer. C’est le point de départ de Town of tiny loops ».

Ombre et lumière

Alternance de vignettes pianistiques rêveuses et souvent dissonantes (les « tiny loops » du titre) et de pop songs impressionnistes et impressionnantes entre tradition chanson, comptines japonaises et symphonie de poche (uniquement pour une question de budget, Mami sait tenir un orchestre à la baguette quand on le lui demande), l’album semble directement inspiré par les bonheurs de la vie à la campagne, des moments de pure communion avec la nature (Après la pluie), avec les gens (Fête de village) : « En réalité, les morceaux les plus campagnards ont été composés quand j’habitais encore à Barbès. Mais c’est vrai que j’ai mieux compris ce que j’essayais d’exprimer après avoir déménagé ». Au-delà d’une ampleur limite symphonique dans les émotions et les affres de la solitude qui s’expriment dans les chansons les plus ouvertement mélancoliques (Mauvaise graine, Sayonara), on se demande tout de même si Blanquet était le mieux placé pour dessiner ce disque sur le papier : « J’ai une formation classique, et j’avais très envie d’y revenir après des années à essayer le rock. Le classique, c’est mon vrai élément naturel… Et c’est là que j’y vois le plus de choses : ça n’arrête pas de changer, il y a des sautes d’humeur, pleins de couleurs… Il y a de ça dans les dessins de Blanquet. Il a mis à jour les choses cachées dans mes chansons, comme ma sincérité, que j’ai souvent essayé de cacher par le passé. Contrairement aux apparences, je suis incapable d’ironie. Ce n’est pas ça que je souhaite donner aux gens. Blanquet m’empêche de ressembler à Chantal Goya… ».

Ombres chinoises

Les créatures créées par Blanquet pour Town of tiny loop, comptent parmi les plus hétérogènes qu’il ait composées. Tous les règnes sont convoqués. Celui de l’homme et de la femme, bien sûr, reste le socle. Mais s’y imbriquent des excroissances animales, végétales, anthropoïdes, arachnéennes et mêmes mécaniques. La maladie ne semblent pas les toucher, et les déjections nombreuses, qui attestent de coutume du bon fonctionnent de leurs organismes, sont absentes. Pour le décor, d’autres formes, toujours inquiétantes mais colorées, se superposent par jeux de transparence pour créer des fonds acidulées et lumineux, presque apaisants. Et l’ensemble produit l’effet d’un théâtre d’ombres chinoises, peuplé de créatures indolentes et mélancoliques, enfantines par de nombreux aspects, plus émouvantes qu’inquiétantes. Difficile de savoir si Blanquet connaît le travail de Kara Walker, la célèbre plasticienne américaine, mais leurs esthétiques sont de plus en plus proches. Seul le thème les distingue. Les ombres chinoises de Walker travaillent, avec intelligence, à détourner des motifs de l’imaginaire collectif pour dénoncer la représentation de la culture noire dans l’iconographie nord-américaine, tandis que celles de Blanquet, au contraire, tendent à se construire sur des assemblages de formes dénué de sens. Blanquet ne détourne rien, si ce n’est son inconscient chargés d’obsessions et d’angoisses héritées de son propre corps, en lutte perpétuelle contre la maladie qui lui ronge les muscles. Ses images ne revendiquent rien d‘autres qu’une charge viscérale, animale, pour la vie. Un droit à l’existence, sombre, mutante, anormale pour certains, mais une existence quand même, débordante de déjections qui attestent de son bon fonctionnement. Cette fois-ci, les percussions mutines de Mami Chan viennent égayer l’encre parfois trop noire de Stéphane Blanquet, de même que ses monstres de papier offrent un écho inquiétant aux sonorités malicieuses de Mami. Toon of tiny loops, apparaît finalement, fatalement, comme le mariage réussi d’élans contraires, du corps triste et de l’environnement joyeux, de l’ombre et de la lumière, du bonheur et de la mélancolie.

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Town of tiny loops est disponible ici, de la main à la main.
A propos de Stéphane Blanquet, voir aussi Chronic’art #69, en kiosque