Pour sa troisième édition, Manifesta, biennale nomade d’art contemporain, a pris ses quartiers dans la capitale de la Slovénie pour y explorer un thème on ne peut plus « borderline » : celui de la frontière. Reportage en contrebande.

Un écran divisé en deux, où défilent simultanément des vues aériennes.
D’un côté, la ville de Ljubljana : pointes des clochers, ponts, coquets immeubles austro-hongrois, une vie tranquille. De l’autre, les mêmes plans de la même cité, en loques cette fois, comme Dresde en 1945, après le passage des forteresses volantes. Vidéo de Nika Span (né en 1967), artiste slovène.

Manifesta, biennale européenne d’art contemporain, a pris ses quartiers dans la capitale d’un pays épargné par la tourmente balkanique. L’indépendance autoproclamée de la Slovénie s’était soldée, en juin 1991, par une semaine de combats et soixante-dix morts. On a vu pire dans la région. Ni vraiment à l’Ouest ni à l’Est, bénéficiant de la prospérité de l’Autriche, d’une quasi-homogénéité ethnique, la capitale slovène est une sorte de Genève des Balkans, où fourmillent les espaces piétonniers et les étals de fleurs (à croire que les habitants en mangent), et où vrombissent, sur les voies rapides, les derniers modèles de chez Porsche et Mercedes.
Issue de l’insatisfaction créée par les structures trop lourdes des grandes manifestations artistiques (Biennale de Venise, Dokumenta de Kassel, etc.), Manifesta fut créée dans les années 90, aux Pays-Bas, par un groupe international de conservateurs de musée et de commissaires d’exposition conscients d’un manque à combler. Bénéficiant de subsides de la Commission européenne, de ceux de quelques gros sponsors (dont la fondation Soros) et des deniers des gouvernements et municipalités d’accueil, cette biennale a fait ses premières armes à Rotterdam, en 1996, puis à Luxembourg, en 1998.
Les deux premières moutures ont permis à des centaines de jeunes artistes de présenter leur travail à plus de 40 000 visiteurs. Nomade, Manifesta fonctionne avec un commissariat renouvelé à chaque édition*. Le thème retenu cette année, « the Borderline Syndrome Energies of Defence » (« le syndrome de la frontière, énergies de défense »), pointe et mêle, comme autant de lignes de failles, parfois jusqu’à la caricature, les problèmes géopolitiques et ceux de l’art contemporain.
Ce qui frappe d’emblée dans cette manifestation, largement ouverte aux ex-pays de l’Est (majoritaires parmi les cinquante-trois exposants), c’est la disparition presque totale de la peinture et de la sculpture, au profit d’une surabondance d’installations vidéo, de photographies et d’autres médias qui titillent les limites de l’imperceptible. La seule œuvre qui utilise ouvertement la peinture, celle de Marcus Geiger (Autrichien, né en 1957), est d’ailleurs pratiquement invisible. Celui-ci a peint en rose une esplanade de quelques milliers de mètres carrés, séparant un centre des congrès d’une galerie commerciale.
Inaugurée le 23 juin, ce travail semble, début septembre, comme agrégé à la ville. L’œuvre de Geiger a gagné au fil du temps, de la patine, tout en perdant de son brillant, et il faut à présent un œil pas tant averti que prévenu pour réaliser qu’on déambule sur une proposition artistique.

Il en va plus ou moins de même pour ce qui est présenté hors les murs des trois grands lieux d’exposition : un centre de conférences (aux trois quarts vide, mais un vide que nul panneau ne signale comme une installation de no man’s land) et deux musées. Ainsi, l’œuvre de Susan Philips (née en 1976, elle vit à Belfast) joue sur une corde aussi vocale que subliminale. Il faut du temps au passant (celui de l’Ouest tout du moins, l’autochtone sursaute plus facilement) pour réaliser qu’une petite voix, surgie d’un haut-parleur discrètement planqué, susurre a cappella (en boucle et toutes les dix minutes), le premier couplet de l’Internationale. Ljubljana joue à (se) faire peur avec les deux côtés de l’ex-Mur.
Au centre de la vieille ville, au lieu-dit « les Trois Ponts », dont l’intitulé correspond à la topographie, les deux passerelles réservées aux piétons sont surmontées de portiques similaires à ceux des douanes d’aéroport. En lettres jaunes sur fond bleu, le premier réserve le passage aux « EU Citizens ». L’autre, en lettres blanches sur fond noir, se contente sèchement du mot « Others » (EU/ OTHERS, de Selja Kameric, né en 1976, vit à Sarajevo). Ces « autres », il en est largement question dans les multiples vidéos et installations sonores qui bousculent, elles aussi, les frontières entre cinéma, documentaire et art contemporain proprement dit (mais peut-on le dire proprement ?).

Pour débuter par le moins ambigu, puisqu’il s’agit de la mise en images d’une performance, on citera ici « Women at Work » (1999) de Maja Bajévic. Cette artiste bosniaque de trente-deux ans a résumé cent vingt heures dans un film de vingt-cinq minutes : lors de la rénovation de la Galerie nationale de Sarajevo, cinq réfugiées ont tissé des motifs de tapisseries traditionnelles sur des trames tendues sur les échafaudages, durant cinq jours et cinq nuits, comme d’inlassables Pénélope. Une manière spécifiquement féminine, affirme Maja Bajévic, de reconquérir un espace perdu. Pour présenter « How to Make a Refugee » (1999), l’Irlandais Phil Collins a squatté une salle de la Galerie moderne où sont, entre autres, accrochées des toiles de Zoran Music, pour y poser des moniteurs télé diffusant des images d’interviews réalisées dans les camps palestiniens ou en Macédoine, pendant la guerre du Kosovo. Au pied de certaines toiles, par terre, des photos géantes avec de vrais morceaux de corps torturés.
Les frontières à Manifesta excèdent celles de la géographie : Joèlle Tuerlinck (née en 1958, vit à Bruxelles) propose rondement un changement d’hémisphère. Posée dans un jardin public, une simple baraque de chantier. Il suffit de pousser la porte : on entre dans une pièce vide, percée d’une unique fenêtre. Pour y voir que les arbres et les allées du dehors ont pris les couleurs de la nuit, (« Comment le jour voit la nuit », 2000). Ene-Liis Semper (née en 1959, vit à Tallin) transgresse pour sa part la frontière absolue. Cette belle jeune femme, crâne rasé et nuisette froissée, s’est filmée en boucle dans une scène de double suicide (au revolver puis par pendaison) qui laisse le champ, grâce à la fonction rewind, à un éternel retour à la vie (FF/Rew, 1998).
Pour ceux qui perdent leurs repères, un fil rouge court le long de Manifesta. Il s’agit d’un ruban adhésif bleu que le plasticien polonais Edward Krasinski (né en 1925) a placé de manière aléatoire et pourtant extrêmement précise (horizontalement, à une hauteur de 1,30 m), tant dans les salles d’exposition que sur les murs calmes de Ljubljana.

Manifesta 3, Biennale européenne d’art contemporain à Ljubljana (Slovénie), jusqu’au 24 septembre 2000

* Commissaires pour Manifesta 3 : Francesco Bonami (Chicago, Turin), Ole Bouman (Amsterdam), Maria Hlavajova (Amsterdam) et Kathrin Rhomberg (Vienne). Coordinateur à Ljubljana : Igor Zabel.