A l’occasion de la sortie de l’album Tout doit disparaître, annoncé comme le dernier album des Thugs après quinze ans d’une carrière rock irréprochable, rencontre avec Eric (chanteur) et Thierry (guitariste).

Chronic’art : La notion de résistance semble avoir toujours été importante pour vous. Dans This world is great, vous chantez « I’m fighting ’cause I believe / This world is great ». Après quinze ans de rock, êtes-vous toujours optimistes ?

Eric : On croit toujours à la musique. Pour nous, le rock n’est pas mort, on a toujours le feu sacré… Bien sûr, on a vieilli un peu. Mais on a toujours l’impression d’avoir 20 ans ! Résister ? On cherche à faire de bons morceaux avant tout, même si on a des choses à dire. Mais la résistance, oui… Plein de choses nous révoltent, on ne changera pas… Les paroles que tu cites sont au second degré, mais pas tant que ça, en fait… On vit dans un monde qui est beau, mais que certains salopent…

Rester debout et Le Hamac sont vos deuxième et troisième titres en français après Les Lendemains qui chantent : pourquoi cette ouverture vers un chant plus pop en français ?

Thierry : Je suis un gros fan de pop de toute façon et au départ la conception du groupe, c’est un mélange entre des influences très punk, très brutes et très pop. La pop, pour nous, n’est pas forcément lente non plus. La pop, c’est une mélodie qui se retient. On a toujours estimé qu’on fait de la pop depuis le début, même sous un déluge de guitares, c’est qualifié de pop-punk, mettons. Ce n’est pas non plus qu’une question de tempo : des morceaux assez lents, depuis le début, on en faisait aussi. Road closed, qui est sorti sur le premier album, est un morceau très lent. Peut-être que si on l’avait composé aujourd’hui, il serait différent, parce qu’il y a pas mal de rajouts au niveau de la production : de l’orgue, du xylo, plein de petites choses qui font que ça fait un peu plus léché. A part Strike, qui était brut, qu’on avait fait il y a trois-quatre ans avec Albini, on rajoute de l’orgue, du piano, et peut-être un peu plus dans celui-là, ça accentue le côté pop. Ceci dit, dans l’ensemble, le tempo s’est quand même ralenti.

Eric : Par contre, le fait de chanter en français, ce sera plus sur des morceaux lents. Déjà, on a eu du mal à écrire en français, ça arrive vraiment à la fin de notre carrière. Je ne pensais pas être capable d’écrire de bonnes paroles en français, en plus, c’est assez difficile de faire sonner le français sur des morceaux rapides, et il a peut-être fallu qu’on ralentisse un peu le tempo pour qu’on puisse chanter en français… C’est surtout moi dans le groupe qui ai insisté pour qu’il y ait des paroles en français. C’est aussi parce que j’ai écouté vachement de trucs qui me plaisaient beaucoup, comme Dominique A par exemple, ou Diabologum. Il y a des groupes qui réussissent à écrire de bonnes paroles sur des musiques assez bruyantes. Il a fallu que je me bagarre un peu…

Thierry : C’est surtout une volonté d’explorer autre chose, pour exprimer autre chose, ce qu’on ressent vraiment, parce que notre anglais n’est pas rudimentaire, mais c’est quand même pas notre langue…

Eric : Depuis le début, on aurait pu chanter en français… On avait fait un groupe avant qui s’appelait IVG et on chantait en français, c’était pas terrible au niveau paroles, c’était un peu primaire, on n’avait pas envie de retomber là-dedans. Comme en plus, on aime bien exprimer les différentes contradictions et la complexité du monde, c’est assez difficile pour les paroles, surtout dans des morceaux courts. Ceci dit, j’étais assez content du texte des Lendemains qui chantent.
Certainement la plus réussie des trois, non ?

Eric : Oui, oui, je trouve aussi… Ça m’a un peu encouragé à en faire d’autres. Si le groupe avait continué, on en aurait fait de plus en plus. Il y aussi peut-être une petite pudeur à chanter en français, c’est plus difficile… Mais j’ai plus de facilité à chanter en français qu’en anglais, en tout cas sur les morceaux lents. En plus, on avait une réticence… Si les gens avaient dit « chantez en français, c’est ça qui marche en ce moment »… On était les seuls à chanter encore en anglais, on était le village de gaulois qui résiste aux envahisseurs…

Mio Mio et The River font penser à des groupes catalogués indie comme Sebadoh, Wedding Present… Vous sentez-vous proches de ces groupes ?

Thierry : Christophe, le batteur, a eu une bonne période Wedding Present, il y a trois-quatre ans… Donc ce n’est pas très surprenant, surtout que Mio Mio est un morceau à lui et qu’il chante. The River fait très pop et est assez triste, mélancolique… Plus proche de REM, sans vouloir comparer, mais on nous l’a dit.

Eric : D’ailleurs, avant qu’il ait un titre, ce morceau, on l’appelait « REM » !

Votre Peel Session sera-t-elle publiée un jour ?

Thierry : Non, c’est la propriété de la BBC, il faudrait la racheter. Ça doit être au fond d’un placard maintenant. On avait fait ça juste après l’album Electric troubles en 1988. Quatre morceaux. C’était hyper bien, en une journée, très pro. Deux ou trois titres plus About your life qu’on jouait en concert. On a une copie sur cassette.

Avez-vous rencontré John Peel ?

Thierry : Non, mais c’est lui qui avait demandé, qui a le label, qui connaissait le groupe depuis le premier 45 t. On était le premier groupe français après Little Bob Story et Gong !

Sur I’m scared et sur de nombreux titres, vous chantez en chœur, en contrepoint du chant principal, ce qui fait votre spécificité depuis le début : d’où vient cette idée ?

Thierry : C’est Christophe qui fait les chœurs. Ce sont des rôles qu’on s’est attribués naturellement au début. Christophe aurait voulu être guitariste aussi, la batterie, ça le gonflait, et il avait été voir le Gun Club à Rennes…

Eric : Non, les Lords Of The New Church !

Thierry : Ah oui, les Lords, oui, bon, c’est moins bien ! (rires) Ceci dit, le concert avait été bien, leur batteur faisait les chœurs, il avait trouvé ça super, ça l’avait re-motivé à la batterie et après il ne voulait plus reprendre la guitare (rires). Faudra qu’on lui redemande… En tout cas, ça a toujours donné une profondeur à nos morceaux, un truc en plus.

In town fait penser aux Ramones, aux Hard-Ons, etc. bref au punk : y a-t-il encore un esprit punk aujourd’hui ?

Thierry : Disons que le punk de 1981 nous a permis de prendre des guitares et de faire un groupe, de brailler, d’écrire des chansons, c’est déjà pas mal.

Eric : Un esprit punk ? Je ne sais pas, chez plus grand-monde…
Thierry : Les punks ont amené le droit de monter sur scène sans savoir jouer, ça a été notre exemple depuis le début ; on nous demande souvent ce qu’on conseillerait à un groupe qui commence et on répond : c’est pas la peine de savoir jouer la 9ème de Bethov’ pour monter sur scène. Par contre, les gens qui ont l’esprit frondeur, qui ne se préoccupent pas de l’air du temps, on les retrouve plutôt dans d’autres musiques, chez certains groupes, mais ce n’est pas l’esprit dominant. L’esprit dominant, c’est : « la musique est un business, on veut faire carrière ». C’est une chose qui ressort beaucoup chez les groupes de hip-hop, par exemple. Ce qu’on entend surtout, ce sont des chiffres de ventes, et les structures se sont mises en place pour que ça devienne une industrie. Les anciens ont été vite récupérés d’ailleurs : Malcom McLaren… Pour moi, les derniers, c’est la vague de Seattle, des groupes comme Nirvana, Mudhoney, leur façon d’être sur scène, ce qu’ils véhiculaient, leur attitude, ils incarnaient la continuation de l’esprit punk.

Eric : Les derniers qui restent, c’est les Cosmic Psychos !

Your smile est votre premier morceau avec boite à rythmes et synthés planants. D’où vient ce type de morceau ?

Thierry : Christophe est arrivé avec un truc à l’orgue et le reste s’est greffé dessus. Ça devait être un instrumental et en fait, au studio, on a mis une voix dessus. La construction s’est faite autour de l’orgue, ce qui lui donne une touche différente.

Eric : Les groupes pop psychédéliques sont une influence. Avant la vague punk, j’écoutais les Pink Floyd des années soixante et des groupes allemands, Ash Ra Temple, Popol Vüh, Klaus Schulze, Tangerine Dream, dont on peut trouver plusieurs influences majeures chez nous…

Sur I’m just kidding on sent l’influence du rock bruyant de Chicago (Tar, Shellac…). Qu’écoutez-vous maintenant ?

Thierry : Dans les trucs nouveaux, il n’y a pas énormément de trucs qui m’ont emballé ces derniers temps. Le dernier truc qui m’a plu, c’est cette vague de Seattle, que j’adore, L7, Mudhoney, Tad… Jesus Lizard aussi, Blues Explosion, dans un genre musical différent mais sur scène, par exemple, ça m’a mis une claque, c’est monstrueux, Jesus Lizard, très impressionnant aussi… Guided By Voices me transcende complètement, c’est pop punk aussi. Je n’écoute pas de trucs anglais depuis Mega City Four ou les Ned’s Atomic Dustbin.

Eric : Je suis peut-être plus pop et moins bruitiste que les autres, mais au niveau rock, il n’y a pas de groupes qui me branchent, qui soient capables de faire de vraies chansons. Le dernier gros truc que j’ai adoré c’est Truly ; ils ont fait un album chez Sub Pop et un autre ailleurs… Pour moi, c’était monstrueux. Je bosse un peu pour le magasin Black & Noir à Angers, et tout ce qui sort en ce moment en rock, j’ai du mal… Un morceau par ci par là, sans plus…

Et dans d’autres domaines : jazz, funk, soul ?

Eric : Justement ! Je suis un gros fan de jazz, j’ai acheté tout à l’heure deux albums d’Helen Merrill, qui est une chanteuse extraordinaire et j’achète des disques sans arrêt, je ne peux pas passer cinq minutes chez moi sans qu’il y ait de la musique. Plus que le groupe, c’est la musique qui compte. J’écoute plein de trucs différents et dans chaque domaine il y a des choses que je vais aimer, d’autres moins. Je suis un gros fan d’Erik Satie, de Debussy… Des trucs de world aussi, Ekova, de la musique traditionnelle du Rajasthan, j’essaie de découvrir plein de trucs, ça me passionne… Tiens, récemment, j’ai trouvé l’album des 45t de Clinic : super groupe je trouve, avec des compositions originales ! C’est comme le jazz, ça fait 5-6 ans que je découvre, il y a plein de choses à découvrir encore, ça me rend fou. Au départ du groupe, on est surtout des fans de musique. Avant le groupe, on a fait des émissions de radio, des fanzines, on a tout fait : le label, la magasin de disques, on est vraiment des fans de musique, avant toute chose.
Comment expliquez-vous votre crédibilité auprès des américains, dans le milieu du rock (dans les fanzines, etc.) ?

Thierry : Ça fait plaisir ! Les mecs de Sub Pop nous ont signés suite à un concert à Berlin ; ils sautaient au plafond ! Six mois après on tourne aux USA, et après notre concert à Seattle le patron de Sub Pop, Bruce Pavitt, déclarait aux journaux qu’il avait vu Dieu sur scène quand il nous avait vus ; bon attention, ce sont des Américains, il faut diviser par deux avec eux ! (rires) J’ai lu aussi dans je ne sais plus quel journal : « I have seen the future of rock’n’roll and it looks like Woody Allen ! ». Ils parlaient d’Eric (rires) ! Ce journaliste avait d’ailleurs inventé le « woody-core » ! Il y a aussi le fait que Jello Biafra s’intéresse à nous et nous signe… Ils nous considèrent comme un groupe de rock, le côté français apparaît moins.

Eric : Pour nous, c’est difficile d’en parler… C’est vrai qu’on a rencontré aux USA des gens qui étaient des gros fans : ils avaient tout, ils connaissaient tout, ils étaient hyper contents de nous voir jouer, etc. et aussi des gens dans la musique. C’est une petite fierté, même si c’est pas une compétition sportive. On était toujours hyper surpris… Qu’on soit le meilleur groupe du monde, ça, on en est persuadés depuis le début (rires), mais que des gens nous le disent…! Ce qui est bien avec Les Thugs, c’est que pendant quinze ans on est toujours allés de satisfaction en satisfaction… En tout cas, on fait tout ça d’abord pour nous, dans le local de répétition, on fait des morceaux et il faut que ça nous plaise…

Est-ce que ça vous a permis de rencontrer vos idoles ?

Thierry : Oui, Jello Biafra par exemple, les Dead Kennedys… Ah, si, un regret : quand on a fait la reprise de Moon over marin (morceau présent sur la compilation Virus 100 – Alternative Tentacles) à San Francisco ; il était dans la salle et on n’a pas osé lui demander de le faire avec nous (rires) et je pense qu’il l’aurait fait, il nous a dit qu’il adorait la version… Plein de rencontres, oui… Plein de groupes… Surtout à Seattle !

Eric : On a joué avec Johnny Rotten par exemple, on a fait la première partie de PIL aux USA, c’était quelque chose… (rires) Faut nous imaginer, les petits Français qui débarquent aux USA et notre premier concert, c’est la première partie de PIL ! Impressionnant, mais en même temps, on n’a pas d’idoles. J’ai jamais été demander un autographe par exemple, j’ai un problème avec ça. Il y a juste des gens avec qui j’aimerais bien causer, discuter avec eux. A part ça, on nous a souvent présentés comme le groupe qui avait joué avec Nirvana, on nous a demandé : alors, Kurt Cobain, il est comment ? Tout ça, bof… Kurt Cobain, on le connaît pas, j’ai discuté avec lui, bon…

Comment expliquez-vous votre longévité ?

Thierry : Tant qu’on a eu du plaisir à se trouver ensemble, à faire de bons morceaux, de bons albums et de bonnes tournées, on a continué.

Eric : Peut-être qu’on s’est bien amusé…

Question fatale et finale : pourquoi arrêtez-vous ?

Thierry : Christophe, le batteur, arrête le groupe. Il a ses raisons personnelles, qui tiennent au groupe, au fonctionnement, enfin bon, il ne se retrouve plus trop dans le groupe, donc il a décidé d’arrêter. Comme on a fondé le groupe ensemble, qu’il est un des piliers fondamentaux, qu’il a une influence assez grande sur les morceaux, sur la vie du groupe en général, on se voit mal continuer Les Thugs sans lui. Il n’est pas exclu que Eric, Pierre-Yves et moi on reprenne des guitares en janvier après la tournée et qu’on voie… Peut-être qu’on ne fera rien de plus… Et voilà. Mais on tenait à enregistrer cet album avant d’arrêter parce que ça faisait un an qu’on bossait dessus et qu’on avait des morceaux qui apportaient quelque chose par rapport aux autres disques. On voulait absolument les enregistrer et faire une tournée pour les jouer, la dernière, encore un coup…

Propos recueillis par

Lire notre chronique de Tout doit disparaître