Du fait de son prix très élevé (entre 30 000 et 100 000 F selon les éditions), l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est restée presque inaccessible pendant plus de deux siècles. Les éditions Redon, en l’éditant sur CD-Rom, réalisent enfin le rêve de Diderot. Rencontre avec une œuvre et son nouvel éditeur.

Pour qui ne l’a jamais vue, il est difficile d’imaginer ce que représente, ne serait-ce que d’un point de vue matériel, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : 17 volumes de textes, 4 volumes de suppléments, 2 volumes de tables et 12 volumes de planches. Soit 35 volumes comprenant 50 000 articles (27 millions de mots !) et 2 800 planches. D’un point de vue intellectuel, l’entreprise fut tout autant démesurée, puisqu’elle avait pour objectif de fournir informations et réflexions sur « les arts, les sciences et les métiers », autant dire sur tout, Diderot et ses collaborateurs n’estimant pas devoir ôter certains domaines du champ de la curiosité humaine. Le résultat, par sa seule ampleur, était condamné à n’être accessible qu’à une élite restreinte : la première édition (dite de Paris, 1751-1772) atteignit ainsi le chiffre de 4 225 exemplaires. Au cours du dernier quart du XVIIIe siècle, d’autres éditions, plus petites, parurent en France et en Europe (près de 25 000 en tout). Il fallut ensuite attendre le XXe siècle pour que quelques éditeurs la rééditent à l’identique, la réservant donc toujours (par sa taille et par son prix) à quelques particuliers et à certaines bibliothèques.

En 1997, quelques amoureux de la langue française créent, dans un petit village du sud de la France, les éditions Redon. Objectif : rendre enfin accessibles, via des CD-Rom vendus à des prix très raisonnables, ces grands outils d’information et de réflexion sur la langue que sont les dictionnaires. Ils commencent par le Littré, qui connaît suffisamment de succès pour qu’affluent les demandes… (malgré quelques déceptions lors de la vente : témoin cet acheteur d’une grande chaîne -qui positive- de supermarchés à qui on l’a proposé : « Vous voulez pas que je prenne un CD-Rom pour enculer les mouches, non plus ?! »). Tant d’autres dictionnaires ne sont plus facilement consultables. Ils éditent alors l’étonnant et magnifique L’Atelier historique de la langue française, qui comprend, sur un seul CD, tous les dictionnaires importants de l’ancien français jusqu’au XIXe siècle (citons le Dictionnaire historique de La Curne de Sainte-Palaye, le Furetière, le Dictionnaire de l’Académie française de 1762, le Dictionnaire philosophique de Voltaire, le Dictionnaire universel des synonymes de Guizot, etc.).

En toute bonne suite logique, l’année 2000 voit les éditions Redon proposer l’intégralité -texte et planches- de l’Encyclopédie, sur… 3 CD-Rom, au prix de… 690 F ! Habitués au plaisir de feuilleter et de tourner -même en bibliothèque- ces gros volumes, on rechigne d’abord devant cette miniaturisation peu sensuelle. Mais la qualité de la réalisation et les perspectives qu’elle ouvre rendent très vite le lecteur dépendant des trois galettes. Les nombreux modes de recherche (par article, par auteur, en texte intégral, par domaine, etc.) procurent à eux seuls précision et confort de consultation. La possibilité de regarder rapidement les planches, de les imprimer, de les enregistrer et de les retoucher permet de surcroît de se constituer, sur écran ou sur papier, son propre petit recueil.

Cette édition électronique va néanmoins bien au-delà de ces aspects pratiques. L’existence des liens hypertextes, qui relient chaque article aux autres, permet en effet au lecteur de suivre les sentiers que Diderot et ses collaborateurs avaient tracés au sein de leurs 50 000 articles. Car pour les concepteurs de l’Encyclopédie ce n’est pas le savoir en lui-même qui importe : un livre, comme un ordinateur, en contient plus qu’un homme ne peut en retenir. Savoir sans conscience, savoir sans pensée. Diderot le dira à son inimitable manière dans l’un de ses articles, Aguaxima : « Plante du Brésil et des îles de l’Amérique méridionale. Voilà tout ce qu’on nous en dit ; et je demanderais volontiers pour qui de pareilles descriptions sont faites. Ce ne peut être pour les naturels du pays, qui vraisemblablement connaissent plus de caractères de l’aguaxima que cette description n’en renferme, et à qui on n’a pas besoin d’apprendre que l’aguaxima naît dans leur pays ; c’est comme si on disait à un Français que le poirier est un arbre qui croît en France, etc. Ce n’est pas non plus pour nous ; car que nous importe qu’il y ait au Brésil un arbre appelé aguaxima, si nous n’en savons que le nom ? A quoi sert ce nom ? Il laisse les ignorants tels qu’ils sont ; il n’apprend rien aux autres : s’il m’arrive donc de faire mention de cette plante, et de plusieurs autres aussi mal caractérisées, c’est par condescendance pour certains lecteurs, qui aiment mieux ne rien trouver dans un article de Dictionnaire, ou même n’y trouver qu’une sottise, que de ne point trouver l’article du tout. »

Conçue comme un instrument intellectuel et politique, qui doit apporter des connaissances mais surtout changer la manière dont pensent les hommes, l’Encyclopédie prend donc son ampleur et son caractère révolutionnaire par la mise au point des liens. Ce sont eux qui, en reliant différents aspects d’un même domaine, différents domaines autour d’une même question, etc., vont permettre aux lecteurs d’organiser les savoirs, de les saisir dans leurs relations avec la société et les hommes, de les penser au lieu de les subir. Ce sont eux que l’informatique rend encore plus puissants et aisément utilisables. Grâce à eux, l’obscurantisme combattu par Diderot durant toute sa vie peut enfin être vaincu : « Qu’une révolution dont le germe se forme peut-être dans quelque canton ignoré de la terre, ou se couve secrètement au centre même des contrées policées, éclate avec le temps, renverse les villes, disperse de nouveau les peuples et ramène l’ignorance et les ténèbres ; s’il se conserve un seul exemplaire entier de cet ouvrage, tout ne sera pas perdu. »

Le rêve de Diderot ? Rendre l’Encyclopédie accessible à tous, le savoir indestructible, en faire un outil de pensée et non uniquement de savoir. Sans investissements spéculatifs ni battage médiatique, avec le souci de la plus haute qualité et le respect de l’œuvre et de ses futurs lecteurs, les éditions Redon ont réalisé ce rêve. Qu’ils en soient hautement remerciés.

L' »Encylopédie » sur CD-Rom est disponible dans certaines librairies, à la Fnac, chez Gibert, et via le site des éditions Redon. La version DVD-Rom sera disponible prochainement. A venir également, une version Mac…