La sélection de films asiatiques, particulièrement ceux d’horreur, a dominé la huitième édition d’un Etrange Festival très réussi. Caractéristiques de ces objets d’un autre monde : préoccupations formelles inédites, narration déroutante et absence totale de limites dans l’humour potache.

Déceptions et classiques

L’ »étrange » a ses adeptes. La huitième édition de l’Etrange Festival, sans rien céder sur son esprit frondeur, a battu des records de fréquentation pour dépasser les 13 000 spectateurs en deux semaines. Un public en grande partie asiatique, car la majorité de la sélection provenait d’Extrême-Orient. L’occasion pour quelques fumisteries soi-disant avant-gardistes de prendre un sacré coup de vieux.
Le Rat de Christophe Ali et Nicolas Bonilauri, moyen métrage français, les courts Divided into Zero du Canadien Mitch Davis et Pig de Nico B. sont ainsi des fioritures énervantes, très esthétisantes (surtout Le Rat), autour du masochisme des serial killers. L’œuvre des Italiens Daniel Cipri et Franco Maresco confond, elle, provocation et potacherie. Toto qui vécut deux fois (1998), par exemple, se veut un contrepoint trash à L’Evangile selon saint Mathieu de leur compatriote Pier Paolo Pasolini, mâtiné de films à sketches façon Affreux, sales et méchants. Cipri et Maresco rendent hommage à cet âge d’or du cinéma italien avec le noir et blanc, mais l’absence totale de rythme plombe leur pensum trop volontairement iconoclaste. L’étrange ne se sent jamais aussi bien que dans les cadres les plus clichés. Les kitschissimes Le Corps et le Fouet de Mario Bava (1963) et Femina Ridens de Piero Shivapazza (1969) comme La Course à la mort de l’an 2000, une production Corman de 1975, devenue un chef-d’œuvre d’humour sadique grâce à Paul Bartel, sont ainsi toujours aussi frais.

Des auteurs à découvrir

Ce n’est pas un hasard si c’est d’un court sud-coréen, Hibernation, que nous est venue une des images les plus « étranges » du festival : une femme pose un cylindre métallique dans son frigo vide. Dans le cylindre, son bébé, mis au froid à sa naissance parce que ses parents, chômeurs, n’ont pas les moyens de l’élever. Des films asiatiques de ce festival, il reste de tels flashes, des sensations inconnues. Ce n’est pas d’exotisme, mais bien d’émotion de cinéma qu’il s’agit.
Le Japonais Yasuzo Masumura était l’ancêtre de la manifestation. Dans les années 60, avec Nagisa Oshima et d’autres, il bousculait le conformisme nippon. Souvent bavards, parfois lourds dans leur démonstration, les films de Masumura sont en revanche toujours d’une beauté époustouflante. Il cadre en CinémaScope, enserre ses personnages entre des zones de flou oppressantes ou dans des paysages trop grands, et utilise des ritournelles musicales pour renforcer l’implacabilité de sa vision fataliste. Masumura a tourné une grande partie de ses films pour Ayako Wakao, égérie flamboyante qui incarne la force de la femme japonaise face à des hommes condamnés à la violence.

Takashi Miike est lui, à l’instar d’un Kiyoshi Kurosawa, un « jeune » (40 ans) Japonais rétif à tout classement. Son absence totale de style devient même son intérêt majeur. En 1999, il a aligné un polar tellement barge qu’il en devient abstrait (Dead or Alive), un drame d’apprentissage sobre, La Loi de la rue, et Audition. Ce dernier est estampillé « film d’horreur » mais c’est surtout une comédie romantique charmante qui, à sa moitié, se transforme en cauchemar paranoïaque. N’importe quoi, alors ? Non, une vision du monde où n’importe quoi est possible : la beauté dont on n’avait jamais rêvé (la jeune héroïne) comme l’horreur la plus insoutenable. Miike sombre parfois dans la collection de sketches, mais ses délires semble inventés à la minute même. Sa folie désespérée est sincère, et du genre ouverte à tout vent (il est ainsi le seul Japonais à parler des différentes nationalités de son pays), c’est dire s’il faut guetter son évolution.

Le début de Gemini de Shinya Tsukamoto (Tetsuo) pourrait être du Miike. Flashes musicaux, noir, images de pourriture, noir, puis le calme d’une maison bourgeoise avant d’être assaillie de phénomènes étranges. Ce jeu de contrastes place la spectateur dans le malaise. Le reste semble sous l’influence de David Cronenberg, mais est surtout un hommage aux pantomimes du théâtre oriental. Gemini est binaire, simplifié, asséché (1h24), on en retient d’autant mieux chaque image sublime. Ce film à la fois historique et futuriste montre que le cinéma « fantastique » asiatique a explosé toutes ses limites, à commencer par le manga. Midori de Hiroshi Harada, à l’animation sommaire, devient un chef-d’œuvre le temps d’un déluge psychédélique et gore mettant en scène des corps torturés par un magicien. L’adaptation du manga Ricky Ho est certes un nanar hongkongais au-delà du Z, mais ses outrances sanguinolentes font passer l’étalon du gore occidental, Braindead, pour un film sobre.

Curiosités nipponnes

Ring de Hideo Nakata, présenté dans la Nuit Canal+ ressemble aussi à un nanar par moments, mais ce produit non exportable est plutôt à prendre comme un fascinant sujet d’étude, cette série de trois films ayant remporté un succès colossal dans toute l’Asie. Ring 1 déroute par l’absence de ce qui ici caractérise le genre, il ne se passe quasiment rien pendant une heure. Ring 2 est plus proche, par ses effets, de la pétoche à l’américaine. Hollywood lorgne déjà sur la série, mais les futurs producteurs d’un remake feraient bien de prendre note de quelques idées salutaires. Par exemple, Ring n’est pas tartiné de musique, et ses héroïnes ne sont pas des bimbos de la plage. A la place de Ring 0 (censé se dérouler avant le 1), la Nuit Canal+ proposait The Isle, qui n’était pas encore présenté en Compétition officielle à Venise. Ce film sud-coréen de Ki-Duk Kim fait partie de ceux qui ne se racontent pas, sous peine d’en passer par une explication laborieuse. Il y a ces maisonnettes colorées au milieu d’un lac, comme des maisons de poupées, mais avec des pêcheurs dedans, apparaissant dans la brume d’un rêve ; une femme, gardienne du lieu, muette mais follement expressive, on se demande ce qu’elle fait à part ravitailler les hommes en vivres et en putes ; bientôt, entre la femme et un des pêcheurs, un amour encore plus torturé que celui de Fantasme. Il y a aussi de soudaines saillies de violence glaçante. Des sous-entendus hilarants sur des histoires de poissons. Et une poésie sauvage unique, le tout tenu par un rythme déstructuré.

Une centaine de noctambules ont été happés par cette pure hallucination, un dimanche entre cinq et sept heures du matin. Il se peut qu’à cette heure, et après 14 heures de projection non-stop en ce qui me concerne, les capacités de discernement soient émoussées, mais il nous a semblé que The Isle est un chef-d’œuvre. Si l’ »étrange » est ce qui rend le reste banal, alors The Isle était bien la chose le plus étrange de ce festival.

« Gemini » sort en salles le 1er novembre.
L’Etrange festival se « délocalise » à Strasbourg du 20 au 24 septembre, avec une programmation différente ; mais « Ring 1 » et « 2 » repasseront le samedi 22 accompagnés par « Tokyo Fist » de Shinya Tsukamoto.