En seulement quatre films, le cinéaste espagnol Julio Medem a réussi à construire un univers très personnel, extrêmement visuel, où les éléments naturels et l’imaginaire des personnages tiennent une place prépondérante. Les Amants du cercle polaire, son dernier film, a été sélectionné à la fois au festival de Sundance et à Venise. Cette histoire de passion fusionnelle entre Ana (Najwa Nimri) et Otto (Fele Martinez) est certainement son œuvre la plus ambitieuse. Espérons qu’elle lui permettra d’élargir le cercle de ses « aficionados ».

Chronic’art : On constate depuis environ une dizaine d’années l’émergence, en Espagne, de toute une nouvelle génération de cinéastes, tel que vous-même ou encore Alejandro Amenabar, Alex de la Iglesia. Comment expliquez-vous ce dynamisme, cette diversité du cinéma espagnol à l’heure actuelle ?

Julio Medem : Comment l’expliquer… En fait, je n’ai pas d’explications, je ne peux que, comme vous, constater ce fait, en être témoin. Mais cela me ravit que le cinéma espagnol soit, maintenant, un cinéma plus divers, un cinéma beaucoup plus ouvert à la liberté créative. En outre, le public espagnol est de plus en plus intéressé par ce nouveau cinéma qui est apparu dans les années 90.

Ce phénomène est d’autant plus flagrant parce que pendant des années, à l’étranger, en France en particulier, le cinéma espagnol était synonyme d’un seul réalisateur : Pedro Almodovar.

Bien sûr, le premier qui a montré la voie, ceci d’une manière très personnelle, très drôle, c’est Almodovar. Et en plus il a ouvert une brèche vis à vis de l’étranger. Grâce à lui on a commencé à nous regarder avec plus d’intérêt. Et ensuite, il y a eu des films tels que Todo por la pasta, j’ai fait Vacas (1992), Alex de la Iglesia a fait Accion Mutante, cela a commencé ainsi. Ce qu’il y a de bien, c’est que chaque année de nouveaux cinéastes apparaissent, des cinéastes de surcroît formidables. Prenez, par exemple, le festival de Sundance. Cette année, il y avait trois films espagnols sélectionnés, très différents les uns des autres. L’un d’eux était un premier film, l’autre Barrio, un second film, quant au mien, Les Amants du cercle polaire, c’est mon quatrième film. Je suis en quelque sorte le vétéran dans l’histoire…
Bref, le cinéma espagnol est en constante régénération. Cela a quelque chose de fascinant. Il y a un nombre impressionnant de metteurs en scène qui apportent quelque chose de nouveau, de vivifiant au cinéma. Il y a une énorme vitalité en Espagne.

Malgré cette vitalité, ne rencontrez-vous pas des difficultés pour faire les films que vous souhaitez dans un pays qui est dominé, comme tous les pays européens, par le cinéma américain ou par un cinéma espagnol plus commercial, comme Torrente de Santiago Segura (sortie en France le 21 avril 1999) ?

Jusqu’à maintenant c’était très difficile, enfin c’était difficile mais pas tant que cela. Disons que je n’avais pas de difficultés pour faire produire mes films car ceux-ci étaient ensuite vendus dans de nombreux pays. Ils étaient distribués dans un petit circuit international, plus ou moins marginal, mais dans de nombreux endroits. J’ai un public qui a grandi peu à peu, un public de fidèles, « d’inconditionnels ». Donc tant que je restais dans le cadre de budgets peu élevés, on me permettait de faire mon cinéma.
Avec ce film, j’ai pris plus de risques, notamment économiques. C’est un film dont le budget correspond à celui d’un film espagnol moyen, un petit peu plus. Le fait est qu’en Espagne le film a fait un million d’entrées, alors qu’avec Tierra (1994), mon troisième film, qui avait eu le plus de succès, il n’y avait eu que 250 000 spectateurs. Chaque film attire un peu plus de spectateurs. Les Amants du cercle polaire s’est retrouvé placé quatrième au box-office en Espagne. Le film a été diffusé dans un circuit « art et essai », catégorie qui intéresse de plus en plus de personnes, des personnes très jeunes. Le film marche également à l’étranger, il a même été vendu aux Etats-Unis.
La transmission visuelle des sentiments, des émotions de vos personnages, est l’un des traits principaux de votre cinéma. Pour votre quatrième film, vous avez cependant choisi d’utiliser de nombreuses figures géométriques, tels que le cercle, le palindrome. Cela n’a-t-il pas été difficile de concilier la passion qui unit Anna et Otto et ces figures quasi mathématiques ?

Je crois que c’est venu de manière naturelle. J’ai commencé par vouloir filmer une histoire d’amour qui serait racontée par chacun des protagonistes épris l’un de l’autre. Le plus important dans la perception de l’un, c’est la présence de l’autre, ce qu’il ou elle ressent pour l’autre. Ces deux points de vue devaient être émouvants, devaient nous toucher. J’ai donc commencé par une rencontre, de manière très ingénue. Deux enfants qui se rencontrent, c’est la première chose à laquelle j’ai pensé. Un enfant qui court derrière un ballon, sans penser à rien d’autre, et qui se retrouve, sans savoir pourquoi, à courir derrière une petite fille. Et c’est à partir de cette situation que je me suis posé des questions ; pourquoi court-elle, qu’arrive-t-il au garçon ? Les deux fuguent, courent, s’éloignent de la réalité, les deux poursuivent quelque chose, un idéal. Ils sont déjà proches d’une certaine idéalisation. Le film est toujours à la frontière entre la réalité et ce que l’on désire.
Dans la première phase du scénario, j’ai écrit l’histoire comme je le désirais, je me suis laissé beaucoup de liberté, j’étais assez euphorique. Ensuite, j’ai pensé que le lieu de réunion des deux personnages pouvait être le cercle polaire, un lieu prédestiné. C’est à partir de ce moment-là que j’ai restructuré l’histoire. J’ai d’abord commencé sans idée préconçue, je me suis laissé aller, et j’ai ensuite construit une certaine structure à partir de l’idée de ce lieu en dehors du monde, de cette « capsule ». Enfin, j’ai établi ce jeu de symétries, cette structure qui peut paraître un peu froide.

C’est une structure basée sur un balancement perpétuel entre les points de vue des deux personnages. Une telle construction établit comme une sorte de jeu mental avec le spectateur qui cherche constamment les similitudes et les différences entre les deux récits.

Exactement. De plus, une situation vue par le spectateur, et qui ensuite se répète, subit quelques modifications. Que ce soit du point de vue de l’information narrative, de la grammaire cinématographique. Il y a des différences. Le travail de la mémoire sur des situations que le spectateur a déjà perçues m’a paru très intéressant.

Vos films accordent une grande importance à la nature, aux éléments naturels. A tel point que lorsque la ville se manifeste dans Les Amants du cercle polaire, celle-ci est perçue comme une manifestation quasi surnaturelle.

La séquence de la Plaza Mayor (Madrid) permettait de montrer que les deux amants entrent enfin dans « le monde ». Quant à la nature, je ne sais pas à quoi c’est dû. C’est une tendance que j’ai. Peut-être est-ce pour exprimer les pulsions primaires, instinctives de mes personnages, qui sont ainsi situés en dehors de lieux empreints, peut-être, d’autres références.

Ce film est votre troisième collaboration avec l’acteur Nancho Novo (qui interprète le personnage d’Alvaro, le père d’Otto). Pourriez-vous nous parler de vos relations avec lui ?

L’Ecureuil rouge (1993) était son premier film. Il manquait donc de confiance en lui, d’autant plus qu’il jouait avec des acteurs très expérimentés, tels Emma Suarez. On a alors beaucoup répété. Mais c’est un acteur qui « grandit » de plus en plus, il économise de plus en plus son jeu. Je ne sais pas, il y a quelque chose en lui, il me rappelle un peu mon frère. Il est comme un autre moi, je ressens quelque chose en lui de familier et cela me plaît.

Vous entretenez également des relations de fidélité avec le compositeur Alberto Iglesias, qui a écrit la musique de tous vos films.

Lui, c’est un véritable frère. En parlant de frère, le personnage de l’Ecureuil rouge s’appelle Alberto, mon frère également, et, bien sûr, il y a Alberto Iglesias. C’est un ami, un très bon ami. A Saint-Sébastien, il composait déjà la musique de mes courts métrages. Lorsque j’écris l’histoire, je la lui raconte, en même temps, comme à un ami. Il me fait des commentaires, nous en parlons. Ensuite, il assiste au tournage. Nous parlons de la musique mais il ne compose pas encore. Exception faite de Tierra où il avait apporté sur le tournage ce son « d’angoisse », ce bruit cosmique qu’on écoutait chaque jour. Normalement, ce n’est qu’avec une première version du montage qu’il commence à travailler, car c’est là que le film commence à être construit du point de vue dramatique. Avec sa musique, il réussit souvent à me séduire, à m’indiquer des associations que je n’avais pas prévues. C’est fascinant.

Propos recueillis par

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