Pourquoi La Menace fantôme est un film baltringue ? Pourquoi tout tombe à plat ? Tout bonnement, parce que tout y est plat, lisse, figé, monochrome, monocorde et sans autre relief que les 3D de synthèse. De l’encéphalogramme au cardiogramme, de la misenscénogramme au plus travaillé des photogrammes, Lucas verse dans l’auto-recyclage, l’auto-remake, l’auto-parodie excrétionniste. Rarement un film aura aussi bien mérité son nom.

Le titre programme/étendard tient littéralement ses promesses. Tout y est fantomatisé. A commencer par l’intrigue. Plus que téléphonée et inconsistante, elle donne dans l’e-mail impersonnel, sans accent, ni ponctuation. L’Oedipe Jedi passe le flambeau à l’antéchrist Jedi ; le père prend le relais du fils par l’entremise de la préquelle. L’intention est louable. Mais à l’image, l’initiation du nouveau thème messianique frise la foutrerie sans bornes. George Lucas n’a décidément plus rien à faire au cinéma. Voilà un sacré bout de temps déjà qu’il aurait dû aller rouler sa bosse au parc d’attraction Universal. Trois réalisations et une foule de productions pouvaient nous le laisser présager : Lucas est bel et bien un réalisateur manchot.

Il n’en est pas moins le premier cinéaste multimédia. Un authentique pionnier à la croisée des autoroutes du divertissement moderne. Voilà qu’en un film, ce cher barbu expérimente à la fois les cinématiques de ses futurs jeux vidéo et la plus longue pub de l’histoire de l’exploitation cinématographique. Celle de tous ses produits dérivés, présentée de surcroît à titre de programme principal. Poussons même un cran plus loin, en clamant qu’ici rendu, le produit dérivé, c’est le film. Il ne subsiste plus en fait que des produits dérivés, de simples accessoires, et si la machine tourne encore, c’est que personne n’a envie de s’apercevoir qu’elle tourne à vide, en toute inertie, en toute ineptie. Lucas file un coup de pouce de temps en temps mais le mouvement est pour ainsi dire perpétuel.

Dans le registre de l’action, deux grandes écoles sont aujourd’hui répertoriables pour masquer l’atroce vacuité d’un film. Il s’agira bien entendu de procéder par diversion. L’académie « Michael Bay » qui mise essentiellement sur un montage « névroticut » appuyé par une caméra intensément nomadisée. Un vertige du mouvement prolongé de type valse et une ivresse de la célérité (ou de l’accélération pure) font alors illusion. La seconde académie est plus diffuse, mais Lucas en est de toute évidence un doyen difficilement contestable. En montant ILM, institut précurseur du numérique cinématique, Lucas est en quelque sorte le grand « ordinateur », le premier promoteur de la prouesse virtuelle pixeloïde. Du détail qui tue l’œil, du décorum qui esbaudit, du trucmuche qui fait mouche. Le vrai trucage étant de désaccessoiriser l’accessoire.

Georges, mieux connu sous le nom de Lucas, pourra encore se targuer d’avoir réalisé le premier long métrage de fiction live sans acteur (à ce niveau, ce n’est plus de la fiction, c’est de la science-fiction). Il ne réalise pas son film, il le déréalise et revirtualise ce qui est virtuel par essence : le cinéma. Les comédiens sont les premiers fantômes de cette farce intragalactique. Lucas a-t-il jamais regardé ses rushes. Plus qu’une simple question de direction d’acteurs, le casting est directement inculpable. Il paie le prix d’une affiche pusillanime. Pourquoi foutredieu avoir opté pour des comédiens déjà starisés ? Des acteurs qui n’ont ici pas grand chose à prouver et sans affinité avec le projet. On comprendra que donner la réplique à des fonds verts démotive aisément des sensoriels comme Liam Neeson et Mac Gregor. Les acteurs n’ont d’ailleurs pas dû mettre bien longtemps à capter qu’ils n’étaient pas les stars du film. Bien plus des figurants de premier plan. Ils ont joué le jeu, et offert à Lucas des prestations de figuration.

Le lyrisme de la partition de John Williams n’a plus la moindre saillie dramaturgique à étayer, plus d’accès tonique à ponctuer. Sa grandiloquence écrase le film qui le lui rend bien. Et le sénile Williams radote à nouveau pour ne plus recracher une once d’inspiration que sur le dernier morceau. De bravoure s’entend. Encore faudrait-il s’entendre sur l’acception de bravoure. Deux Jedis contre Dark Maul : pas très brave tout ça, ni très chevaleresque. Enfin bon, l’autre binette de piment n’aura pas trimbalé sa double épée laser pour des nèfles. On l’a tant attendu ce duel trioliste et dantesque (pauvre apéritif, la course d’aéroglisseurs n’est qu’une version super haute résolution et non interactive du jeu de LucasArts, &numero=38&num_rubrique=1″>Racer) ; tellement mal aussi, avec un récit qui prend l’eau de toutes parts, qui ne sait pas aménager ses temps morts et mettre en valeur ses temps forts ; tant de maux ont été commis en son nom, qu’on n’en voudrait presque plus, qu’on veut juste en finir. Au bout de 2h, tout ce qui nous restait de Force nous a quitté pour de bon. Cette dernière sabrerie laser va nous porter l’estoc fatal. En tous points prévisible, misérablement chorégraphiée et risiblement dénouée, elle ne casse pas trois pattes à un connard. Comme si la coupe n’était pas pleine, trois autres actes d’héroïsme se déroulent encore simultanément sous nos yeux effarés. La princesse reprend d’assaut son palais, avec le gros de ses troupes : trois appelés et un tondu. En clair, il ne se passe rien, sauf des salves laser qui traversent les couloirs en faisant ptiou-ptiou, ptiou… De son côté, le petiot Anakin Skywalker se retrouve aux manettes d’un astrojet qu’il ne sait forcément pas piloter. Heureusement D2R2 veille et le duo fera exploser par mégarde (on nage alors en plein « Denis la menace fantôme » ou « Maman j’ai raté mais j’ai la Force ») le spatio-centre de commandement des envahisseurs. Leurs forces terrestres purement robotiques s’en trouveront désactivées et la résistance autochtone gagnera ainsi par défaut.

Le montage alterné de cette ultime séquence quadrilatère renvoie évidemment au montage triangulaire du Retour du Jedi. Hélas, pour un peu on en viendrait à regretter ces odieux Ewoks. Symptomatiquement, Lucas filme sa bataille rangée terrestre à ciel ouvert et en pleine plaine. Afin que le spectacle digital soit total. Que les effets spéciaux s’affichent au grand jour, fiers de leur déprimante perfection. Désespérant. D’autant que Lucas se prive d’un décor riche d’alternatives, de désordres, de pièges ou d’inattendus. Non, foin de toutes ces indignes béquilles, il fera table rase. Et force est de le reconnaître, en dépit de sa festoyance, sa table rase inconsidérément.

L’épique s’en est allé. Le sabre laser et la Force n’ont pas déserté. A la lettre ils y sont, mais l’esprit n’y est plus. Les Jedis eux-mêmes, ayatollahs du mystique, sont atteints de scientisme. L’hérédité de la chevalerie Jedi devient génétisme. La Force est quantifiable, mesurable. On a ça dans le sang au sens technique. De même que les Jedis sont des moines boudeurs, d’une gravité insubmersible. En contrepoint, le « mauvais esprit » comics de la première trilo, naguère incarné par Han Solo et Chewbaca, cède ici sa place à Jar-Jar Binks. On passe du blasage de loin au rasage de près le plus carabiné. L’animal est une sorte de névro-Toon venu de l’espace pour faire les gaffo-gags les plus éculés de toute la scène cosmique. Grâce à lui, Lucas a transcendé les frontières de la connerie humaine à la vitesse lumière. A croire qu’il tenait à nous prouver que les hominiens ont quand même un sens d’humour relativement sophistiqué, et que toutes les espèces de l’univers n’ont pas ce génie naturelle.

La vigueur juvénile, l’entrain et la qualité de son entourage, voilà la vraie Force lucassienne. Une fois retombée cette foi, ce souffle naïf et cette aveugle passion, tout l’équipage du vaisseau Lucas (aujourd’hui vaisseau fantôme) rentre dans l’ordre, voire les ordres. Déjà, dans l’opus 6, les signes d’essoufflement et de dévoiement étaient flagrants. Le syndrome se confirme avec la réédition de la trilogie resto-retouchée : Han Solo légitimé dans sa défense, la cité strato-minière désinfectée de ses matte painting et recalculée en 3D, la liesse populaire de la victoire terminale moins folklorique et plus universelle, toujours plus de forces en présence, de bricorama en absence…
La fraîcheur n’y est plus. La candeur est monstrueusement préfabriquée, artificielle. Plus question de s’amuser à fabriquer des miniatures d’orfèvrerie, des maquettes vouées à la combustion, des make-up biscornus, des bestioles animatroniquée, du Méliès de cowboy et du post-Harryhausen ; à inventer et expérimenter le Motion control ou des sonorités cyber-zarbis… Ces messieurs font désormais de la belle imagerie numérique, label ILM. La jubilation plastique et sensualiste s’est évanoui. On a affaire à des athlètes de la souris aux yeux carrés, qui ne manipulent plus que les paramètres de leurs logiciels digitaux. A des hommes d’affaire de la palette graphique. Des Jedis accomplis, sérieux et consciencieux. Si c’est ça la Force en fin de compte, beaucoup de petits gibus devenus grands et de petits glands ayant pris racines, doivent se dire : « si j’aurais su, j’aurais pas cru ». Bah ouais, faut jamais croire ; surtout ce qu’on vous donne à voir. A fortiori un barbu serein qui vous pointe la voie de la sagesse.

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