De Dakar à La Havane, le rap s’impose comme l’une des expressions les plus vivantes de la fin du XXe siècle. Un peu comme avec le reggae durant les années Marley, les attitudes hip-hop s’internationalisent. Mais rien ne dit que la musique, adoptée par de nouvelles générations de par le monde, se contente du simple mimétisme.

Mondialisation, global village, esprit planétaire : le rap n’a pas voulu être en reste dans la marche du monde. Après avoir traversé la Manche, il a trouvé le moyen de se faufiler partout, au sens plein du terme, via les paraboles et les médias de toutes sortes. Car il s’installe dans les pays du monde entier, du Sud notamment, sans crier gare, s’empare des us et coutumes de la jeunesse du coin et devient le porte-parole de leur désespoir. Tour de magie, mimétisme ou culture dominante ? C’est vrai que le rap fait partie des modèles culturo-économiques, aujourd’hui exportés par les Etats-Unis. En Europe, bien sûr, on s’y est fait. On n’accuse plus les démons de l’Amérique à la vue d’un jeune avec bonnet, bagouzes et doggy bag. En France notamment, on s’est enfin rendu compte que ladite mode hip-hop pouvait même booster le marché national du disque, ce qui n’est pas une mince affaire… Mais ailleurs, les ligues de vertus s’organisent. En Afrique francophone par exemple ou dans l’Océan Indien, on s’interroge sur la force d’aliénation que représentent ces habitudes venues, non pas de l’Amérique, mais plus globalement d’Occident. Ce qui n’a pas freiné le déferlement. La tendance musicale a pris, sans douleurs. Les jeunes, trouvant le rap plus accessible techniquement (une platine et un micro), n’ont pas hésité. Bien sûr au départ, en imitant quelques modèles étrangers. Mais la donne est probablement en train de changer. Surtout depuis que ces adolescents se sont piqués de réconcilier cette musique avec des pratiques plus anciennes et plus authentiques (qui vont des vrais instruments aux rythmiques traditionnelles).

Signe des temps, les maisons de disques misent sans hésiter sur la world attitude du hip-hop. On encourage les duos hip-hop / world music. « C’est un concept qui marche. Pourquoi vouloir se mettre en travers ? » répond un directeur artistique chez Columbia/Sony. Dans l’Hexagone, c’est la déferlante du Bisso Na Bisso qui a formalisé le mouvement. Zouk, rumba, salsa, chaabi… Des genres revisités par le rap, avec le risque certain d’ouvrir la porte à des formes de marketing opportuniste de la part des producteurs les plus inspirés. On reprendrait alors de vieux sons ou des musiques actuelles, supposés plus ancrés dans les terroirs, mais moins urbains, on les maquillerait avec deux rappeurs et l’on fabriquerait les tubes à venir. Rapsody, une des compilations hip world du moment, sortie chez Mercury, aurait pu ressembler à ce type de produit. On y trouve l’Algérien Khaled, le Sénégalais Ismaël Lô, la Marocaine Amina, les Huun Huur Tu de Tuva aux côtés des Mc Lyte, T. Meya, Scorpio, Stick-e, tous honorables citoyens de la planète rap. Heureusement, la sauce sonore s’avère efficace. Mais fusion plus ou moins réussie entre les genres, exotisme à la carte pour mélomanes fanatiques de rap, ouverture plus grande du hip-hop pour un public plus large, les calculatrices fonctionnent quand même. Avec des spéculations sur les ventes possibles. Un accès de fièvre en réalité limité dans le temps, dans la mesure où le public risque d’exiger de plus en plus d’authenticité de la part des artistes.
Mellowman, contant fleurette aux jeunes filles avec Te quiero, c’est bien. C’est même un tube éventuel. Mais tant qu’à faire, Orisha, c’est encore mieux. Quatre Cubains, dirigés artistiquement par un Français certes, mais qui produisent une véritable alchimie sonore, prenant à la fois au rap et aux musiques traditionnelles du pays d’origine. Très peu de samples, du son roots au service du flow urbain. On pourra soupçonner leur staff et maison de disques de marketing opportuniste (les rythmes latinos ont le vent en poupe), mais le résultat est là : affirmation des racines effective et totale. Sur l’album, A lo Cubano (EMI), qui s’ouvre sur une prière de babalawo (prêtre de santeria), le sens de la mélodie, l’approche rythmique, l’orchestration s’inscrivent complètement dans un anti-mimétisme. Il ne s’agit pas de rapper comme à New York ou Paris. Au contraire, il faut construire une alternative possible, en se réappropriant le beat urbain du hip et en lui insufflant de nouvelles vibes. Comme jadis avec le reggae et l’exportation du mouvement rasta dans le monde, nous assistons à un réel travail de digestion du phénomène dans les différents pays concernés. Sur place, à La Havane, les jeunes se sont laissés surprendre par les Orishas, installés en France. Quelques-uns d’entre eux jouaient aux pastiches de standards américains jusque-là. Normal, en musique, il arrive très souvent que l’on imite, avant de passer à autre chose. Mais désormais, ils savent qu’ils peuvent contribuer à l’émergence d’un son typiquement cubain, en matière de hip-hop. A Lo Cubano devient une référence. Comme le Bisso ou Métèque et Mat d’Akhénaton sont devenus référence pour les jeunes rappeurs français aux origines marquées par l’immigration des parents.

A Dakar, idem. Les jeunes Sénégalais se sont mis à absorber le flot d’images européennes et américaines déversées par le satellite sur le rap. Mais très vite, le son a pris une autre tournure. Les possees ont commencé à essaimer partout dans le pays, avec un discours plutôt orienté vers le patrimoine. Les rappeurs nationaux ont voulu s’inscrire dans une tradition de griot appelée tassou par leurs concitoyens, qui régénère complètement leur flow. Positive Black Soul, Djoloff et Daara-J ont été les premiers à sortir de la mêlée, avec un rap bien teinté, et plutôt inattendu pour l’underground occidental. Mieux, quelques possees, soutenus par Youssou N’dour, se sont mis en tête de retravailler ce son le plus sérieusement possible durant quatre bonnes années, dans l’idée de bien faire sonner la différence entre le hip-hop occidental et le rap sénégalais. Ca donne la compilation Da hop (Jololi/Delabel), qui va probablement devenir le phare durant les cinq prochaines années du rap d’Afrique de l’Ouest, comme jadis avec la compil’ Rap’attitude en France dans les années 80. Pas de crise identitaire, juste une envie de rappeler que l’imitation servile n’est pas de mise dans la région. Le résultat est même déroutant : on a l’impression que le wolof est une langue spécialement taillée pour porter le message du hip-hop. Rap et même ragga, engloutis par le mbalax pays et ses illuminations percussives, mélodies inspirées par un patrimoine séculaire. Le discours n’oublie jamais de rappeler les deux mamelles de cette révolution sonore : racines et foi en l’avenir. Il suffit d’écouter Ndekheté, le titre de Bideew Bou Bess, qui ouvre l’album Da hop pour s’en convaincre. L’internationale du hip-hop est en marche. Et il ne se résume pas à une affaire d’habits et d’attitudes importées, pour ceux qui intègrent le mouvement. Pas d’imitation machinale et sans portée réelle. Derrière les sorties de disques, il faut croire qu’une véritable alternative musicale des pays « périphériques » est en train de se construire, en usant du même langage sonore que le « centre », souvent représenté sous les traits de l’Occident. Le rap est universel au sens pluriel du terme. Après tout, lorsque les Américains renouvellent leur beat et leur tchatche, ils n’hésitent pas à se ressourcer auprès de la soul. Pourquoi les autres devraient s’interdire les mélanges avec leur propre patrimoine ? Seuls les thèmes scandés dans les chansons varient en fait. Car, du Nord au Sud, nous le savons, les réalités ne sont pas les mêmes. Et la problématique du gangster, cliché habituellement resucé par les uns, n’est pas toujours de mise chez les autres. Simple affaire de priorités.

Pour plus d’infos, voyez Rapsody sur le Net. Quant au groupe Orishas, il a aussi son site. Enfin, concernant Dahop et le label sénégalais Jololi, c’est ici qu’il faut se rendre.