Les quelques-uns qui ont la chance de connaître la poignée de disques intraitables que Krotz Strüder commet puis répand comme des secrets d’alcôve depuis le début de ce siècle savent peut-être que dans le civil, ce mystérieux personnage s’appelle, très simplement, Julien Grandjean. Peut-être l’ont-ils croisé en littérature via son beau livre Précipité, paru aux éditions de l’Arbre Vengeur, recueil de textes brefs, anachronique et fulgurant, fascinant condensé chimique de littératures surannées et de modernité paradoxale, à cheval entre les narrats de Volodine et les petites proses walseriennes (pour aller vite et délirer un peu). Ses accointances avec un fantastique de proximité, son humour taiseux, entre monologue bilieux et péripéties métaphysiques, le caractère indatable, viscéralement hors-mode de sa forme en firent un motif d’étonnement vrai et lui conférèrent assez rapidement ce statut (relativement) enviable de mini-culte, objet d’amour tordu à se refiler les uns-les autres au sein d’une société inventée pour l’occasion.

Mais, à la faveur de l’éclosion récente du bel A Few polar songs, attardons-nous plutôt sur sa production discographique. Il serait regrettable que sa seule absence de couverture médiatique suffise à nous en tenir éloignés plus longtemps (il faut dire que l’intéressé crée à tour de bras, sans label ni réseau et demeure pour l’instant d’une rareté en public presque offensante en regard des prestations scéniques intenses que l’on connaît de lui…). Neuf disques en moins de sept ans, arrachés chaque fois à la fièvre d’un écrivain en vacances anxieuses, jetés directement du quatre-pistes calenchant au cd-r vite empaqueté (dans de belles eaux-fortes photocopiées sale, sous le kraft griffonné main ou dans le blanc très blanc d’un papier seulement raturé d’une typographie austère), expédié aux copains ou vendu timidement par correspondance au hasard des coups de foudre. Neuf disques charbonneux avec ce goût de cuivre sous la dent, tremblant dans le souffle et la crasse de productions fauchées et belles comme la faim. Cousins osseux de ceux de Centenaire et faux jumeaux des iconoclasmes de Joséphine Foster. Solitaires, malgré tout. Quelques chansons de sa main, racées, intrigantes, et disséminées au hasard des galettes, (La Nuit, ballade apaisée toute écrite sur la pointe des pieds, La Planque, lapidaire et indécidable, complètement flippante, Soutine, vociférée depuis la plume jusqu’à la gorge…) suffisent à convaincre d’un talent de songwriter pas si fréquent sous nos latitudes. Le plus souvent cependant, il aime à empaler sur des grilles d’accords rouillées la parole de poètes glanés au gré des vagabondages intimes comme au bon vouloir de son système nerveux. Ainsi Michaux, Artaud, Dickinson, Apollinaire, Pessoa, Kleist ou Hölderlin sont-ils respirés à plein poumons puis travaillés sous la molaire, chantées comme pour la première fois, tétanos en prime et rendus à notre présent simple par la grâce rudimentaire d’une guitare vieille comme le givre. Strüder, en toute humilité, en toute innocence, dialogue avec les voix passées (et peut-être à venir). Il se revitalise à leur contact. En français, en anglais, en allemand, en chuchotis et grognements. Mélodies cœur en croix harmoniquement chiadées, son idéalement pourri, chant grave d’un navire qui va coulant. L’émotion toujours intacte de chansons brèves et riches de langages multiples où rien n’est laissé en paix (folk troublé par les accords de jazz, Ravel et Schubert sculptant des blues en silex, Syd Barrett et les Cure impressionnistes de Seventeen Seconds, punk à froid, et lui, féminin sans androgynie, chanteuse réaliste passée de l’autre côté du rétroviseur, Nico-Wyatt tout à la fois). Le monde saisi comme un émerveillement indissociable de l’effroi. Nimbé d’une lumière poudreuse. Avec une aura folle. Des chansons moins lettrées qu’amoureuses, remontées de la vie même, et nues comme la main. Avec dedans le dormir et le pleurer, les batailles de boules de neige, le trop aimer/le mal aimer, tous les refus et ce qu’il y a de dingue à se sentir caressé quand même. Krotz Strüder écrit, compose, adapte, chante et joue comme on va chercher sa petite sœur à l’école. C’est parfaitement irraisonnable. C’est bouleversant. Il a bien voulu répondre à nos questions.

Chronic’art : Peux-tu résumer ton parcours en quelques lignes ?

Krotz Strüder : Après avoir joué dans divers groupes, de mes 15 à 25 ans, j’ai adopté en deux mille deux le nom bizarre, un peu grotesque, qui est le mien, pour signer une K7 nommée « Sature ». D’autres ont suivies, plus ou moins mal foutues, aléatoires, jusqu’au premier véritable disque, Dedalus geist. Toujours aussi bancal, du reste. L’enregistrement est mon rapport fondamental à la musique, un penchant tout raffiné, un peu pervers, qui élude à priori la question de la représentation et des concerts. Depuis lors, je fabrique des petits disques et les démarche comme je peux, avec un maximum de maladresse, avouée ou non, et une part certaine de mauvaise volonté. En conséquence de quoi, je donne très peu de concerts. En parallèle, ou perpendiculairement, j’écris des petits textes parfois lus. Je côtoie, pour ma joie et mon malheur, beaucoup d’enfants.

Je suis frappé par la grande homogénéité de ta discographie. La conçois-tu, disque après disque comme un tout cohérent ou bien envisages-tu chacun de tes enregistrements comme un « moment » à part entière ? Qu’est-ce qui motive un disque ?

Cette cohérence provient sans doute et avant tout des moyens de production – plutôt chiches – qui sont les miens, et qui n’ont pas – ou peu – varié depuis six ans (sinon dans le sens d’un léger délabrement) : je m’aventure, ou tourne en rond, dans les limites d’un espace sonore (mental, corporel) à tout le moins réduit, manifestement pauvre, et cependant truffé de niches et de galeries, de poches et d’étendues mouvantes brutalement révélées à la faveur de quelque tremblement. Ces affaissements de terrain – aussi violents qu’inattendus (quoiqu’espérés) – précipitent en général l’écriture des morceaux – et leur enregistrement simultané : composition et mise en boîte sont absolument liées. (Pendant ce temps, mes oreilles brûlent : j’ai l’impression de plonger ma tête dans un puits de glace). Chaque pièce posée modifie l’ensemble en cours qu’elle justifie et déséquilibre tout à la fois : j’arrête tout quand le calme est revenu. Entre deux éboulements, ma guitare est un bout de bois. Ma vie est un fusil – chargé – dans le coin d’une pièce vide. Je suis, du reste, toujours sur le point d’arrêter et de couper court, et c’est toujours – dans mon esprit – le dernier disque, le dernier concert – cette idée me réconforte, comme si le caractère ultime d’une manifestation en rehaussait l’essence, validait le propos, ennoblissait la démarche. Dans un certain sens, tous mes concerts, tous mes disques sont les premiers et les derniers.

Quel rapport entretiens-tu avec tes influences musicales ? D’ailleurs quelles sont-elles ? Il arrive qu’on pense à Nico ou à Syd Barrett. On a l’impression que tu ne te contentes pas d’en évoquer les figures mais que tu les convoques personnellement. Pourtant ton univers est singulier. Qu’en dis-tu ?

Je n’ai jamais bien saisi cette histoire d’influence – est-ce quelque chose qu’on revendique, avec laquelle on joue, ou quelque chose qui nous possède-et qui nous cerne ? Dont il faudrait revendiquer – ou rejeter l’emprise ? J’avoue ne pas chercher à démêler, ordonner ni méditer ces influences – hors accointances délibérées : la partie VII de « a few polar songs » est un hommage oblique à Schubert, la partie V – à Nico, le disque « Ordet » en son entier est inspiré du film de Dreyer, etc. Ma discothèque est très réduite et très conventionnelle : Wyatt, The Doors, Dylan, Fréhel, The Ex, The Clash, Mingus, Purcell, Satie, Ravel, Monk, Gainsbourg et le Velvet…
Le choix des armes fait le reste : un type qui chante en s’accompagnant d’une guitare sait d’emblée qu’il ne sera pas simple – surtout s’il n’est qu’un piètre technicien, ou bien s’il est trop raisonnable – d’en faire sortir une fanfare ou un quartet. Il me parait néanmoins douteux de vouloir séparer les influences proprement musicales du reste : lectures, climat, régime alimentaire, histoire des villes où nous vivons, ambiance des rues, couleurs des parcs… Les travailleurs des rues, au petit matin, le visage d’un ami, etc., ont des pouvoirs insaisissables.

Aussi, tu sembles puiser à d’innombrables sources (jazz, folk, rock, musique classique…) sans que ton travail ne paraisse jamais être le résultat de greffes ou de collages entre les genres. Plus le temps passe et plus tu sembles au contraire accéder à une sorte d’alchimie naturelle, de classicisme « impur » ? Est-ce une recherche consciente ?

Je n’entretiens aucun rapport intellectuel ni théorique à ma pratique (cette interview exceptée) – j’en suis d’ailleurs incapable : l’idée même d’analyse, de plan ou de projet conscient ampute mes forces de moitié. Si je réfléchissais je ne ferais rien que réfléchir – j’ai la passion, et la hantise du ressassement. Le point de fuite qui dynamise mon travail tire idéalement vers autre chose que la musique, ce serait une certaine qualité d’être, ou position dans l’espace, un geste un peu libéré des pesanteurs, un oubli des entraves, etc.

L’écrivain Julien Grandjean et le songwriter Krotz Srüder sont-ils la même personne ? Leurs motivations d’auteur sont-elles les mêmes ? Ou bien chacun est-il une occasion de prendre congé de l’autre ?

La littérature et la musique réclament chacune toute l’attention possible, un rapport au monde, y compris dans les choses les plus triviales, très différent et absolu. L’avantage, la légèreté de Krotz Strüder, c’est qu’il a tôt pris le parti de désespérer – non passivement mais activement – du monde et de ses faveurs, et c’est sa liberté, son indépendance – la gratuité de son existence et de ses actes – de ses joies : je n’ai aucun compte à rendre, me semble-t-il, sinon à mes démons, ou plutôt, à la qualité du silence qui passe en moi ; (…) Krotz Strüder n’est pas un conquérant, n’a pas pour ambition de bouleverser le monde de la musique, ni même d’être dans l’époque – enfin, je suis très conscient de mes limites. Julien Grandjean, lui, a eu la relative malchance de publier un livre (…). Mon ambition – mon orgueil – pour être immense, n’en est pas moins bizarre : décernez-moi la moindre récompense et vous me verrez choir et me dissoudre. Mon rapport à la musique est très simple, très évident (quoique), et frise souvent l’inconséquence – quand l’écriture exige et refuse tout. C’est là, du reste, une question bien difficile.

Tu as pris l’habitude de mettre en musique certains poètes. Est-ce une façon de revendiquer la poésie, de te débarrasser de l’écriture, d’être un passeur ?

D’abord, c’est ma manière de lire, d’éprouver la poésie – de rendre grâce. C’est une prière – merci – et c’est un don. On ne peut pas lire les merveilleux et terrifiants poèmes d’Emily Dickinson et retourner se coucher peinard, on ne peut pas lire « Je rame » d’Henri Michaux et continuer à vivre normalement (bien sûr que si, on peut, et parfois même – on doit). Il faut passer à la casserole, d’abord, et puis se désensorceler. La beauté est une force, plutôt qu’un objet de contemplation et d’aise. La beauté doit faire tressaillir et regarder autour de soi, pour s’assurer que le monde est toujours là. On chante aussi pour ça, pour rendre l’épreuve acceptable, ou plutôt – supportable. Je pense néanmoins en avoir fini, pour l’instant (comme toujours), avec ces exorcismes – j’aimerais beaucoup mettre en musique Le Livre de la pauvreté et de la mort de Rilke, mais je préfère pour l’heure me rassasier de mon désir, inlassablement remis, et rêvasser… Pour en revenir à la question, les paroliers sont rares – et je n’en suis pas. C’est un art difficile, périlleux. Tandis qu’un marche sur un fil, cinquante se vautrent lamentablement. Il n’y a qu’à allumer la radio pour s’en convaincre. Du reste, je ne suis pas tranquille avec ça. J’écris très peu de paroles – les dernières ont deux ans. Je ne suis pas assez simple, ni assez vertueux, ni assez humble, ou bien mon masque Krotz Strüder est trop étroit, qui me défend de baguenauder du côté de la chanson. Le travail d’orfèvre qui consiste à faire s’épouser mots et musique demande une attention, une intelligence sans faille, engage l’être entier. Encore une fois, c’est un art très difficile. Tenter de faire passer et circuler les textes des poètes selon mon coeur libère mes forces, me tire du gouffre, me rend une certaine innocence. Et puis j’aime l’ambiance des veillées, où l’on évoque d’antiques légendes, autour d’un verre.

Je te trouve une modernité très paradoxale, difficile à définir, faite d’anachronismes, de résurgences poétiques et musicales passées et de gestes plus contemporains. Peux-tu m’éclairer là-dessus ?

Je ne sais pas. J’aime les couteaux à leur sortie d’usine et aussi les fleurs fanées, les vieilles histoires, les parfums capiteux. Maïakovski chez les frères Grimm.

Tes disques ont un aspect lo-fi que débrutalise le raffinement même des compositions et de ton jeu. Le contraste qui en nait leur confère une étrangeté très belle. Pourrais-tu envisager d’enregistrer dans des conditions moins précaires pour ne pas dire plus luxueuses ?

L’imprécision sonore masque l’imprécision du jeu : j’aurais tendance à y trouver mon compte ! Le flou est confortable, à qui manque de précision. Si j’ai le désir intermittent d’enregistrer grand-luxe, avec du matériel, des cuivres, des musiciens, des choeurs et des instruments dignes de ce nom, etc., je garde toujours l’espoir qu’une pièce de flûte à bec idéalement saisie et prise au poste pourra faire mouche, et toucher l’essentiel. C’est le coeur de ma démarche, ou de la démarche K.S – une démarche grave et ludique qui trouvera un jour ou l’autre ses limites. Je ne connais rien au son ni aux techniques, ne me suis jamais intéressé aux guitares ni aux effets, je confond encore le haut et le bas du manche. J’aimerais beaucoup travailler avec d’autres, ça oui, sur autre chose – ce serait mon grand luxe.

Ton travail donne l’impression d’une grande solitude, à la fois bohémienne et très aristocrate. Est-ce que tu te situes d’une façon ou d’une autre sur l’échiquier des musiques actuelles ? Te reconnais-tu des familles ? Es-tu attentif à ce qui se fait aujourd’hui ?

Nous sommes situés à notre insu, par l’espace qu’occupent les autres. Nul ne choisit sa place. Je prise chez les autres – avant tout – la nuance et la délicatesse, y compris dans la violence. Je ne crois pas au progrès en art, ni ne traque la nouveauté. La beauté s’impose d’elle-même, toujours avec tenue, et souvent par la bande. Mais oui, oui, j’ai été remué par des concerts, des albums, des propos, et suis très admiratif du travail d’untel et d’untel – des authentiques musiciens, poètes en général. Je suis même tombé amoureux d’une grande pianiste aux bras nus. Par rapport à K.S, j’ai bien conscience d’évoluer dans un mouchoir de poche, qui tient aussi de la mascarade.

Quel est ton sentiment à l’égard de l’underground ? Est-ce une notion qui fait sens pour toi ?

Pas vraiment.

Que te souhaiter pour finir ?

De ne pas être épargné par la réalité.

Propos recueillis par

Lire notre chronique de A Few polar songs