Kamen Kalev arbore un sourire confiant : le 1er mars 2010, le jour de notre rencontre, est un jour spécial. En Bulgarie, on célèbre les prémices du printemps, l’occasion de se souhaiter santé et fortune entre compatriotes. Un signe positif pour son premier long métrage, espère-il. S’il vit à Sofia, Kalev parle un français limpide, qu’il doit à son séjour de formation en France, quelques années auparavant. Fraîchement arrivé de Bulgarie en 1999, il rentre à la Femis, section « Image » et en ressort diplômé, trois ans plus tard. Eastern plays est dédié à son ami et comédien principal, Christo, pour qui il entretient la mémoire à travers son double fictif, bouleversant de mélancolie. Le réalisateur avoue être épuisé et angoissé par la promotion du film, qu’il accompagne depuis un an, lorsqu’il avait été découvert lors de la Quinzaine des Réalisateurs. Mais il ne faudra que quelques questions à Kamen pour retrouver son engouement à partager ses mémoires de tournage. Dont acte…

Chronic’art : Comment est né Christo, le personnage principal du film ?

Kamen Kalev : Le personnage est directement inspiré de Christo Christov. C’était un ami d’enfance avec qui j’avais grandi. Quand j’ai fini la Femis, je suis rentré à Sofia et je l’ai retrouvé. On est redevenu très proches. J’ai écrit le scénario en pensant à lui. Sa vie a alimenté la trame principale du film. Quand j’ai fini d’écrire le scénario, il était devenu évident de lui proposer ce rôle. C’était vraiment lui sur le papier, mêlé à quelques éléments de fiction. J’ai rajouté ensuite la relation avec le petit frère, la rencontre avec la jeune turque, le vieil homme à la fin du film, etc.

Il a participé lui-même à la création ?

Il a donné énormément de lui-même lors du tournage. Le scénario n’était pas achevé, et ne faisait que 60 pages. Comme on ne pouvait obtenir aucune aide financière de la part des commissions, le tournage en a été affecté. Le scénario n’obéissait à aucune règle habituelle. C’était plus un outil de travail. Il manquait la description des personnages, il n’y avait que des idées de dialogues pour nous donner des repères, mais il manquait pleins de choses ! Mais, comme on tournait avec beaucoup d’acteurs non-professionnels, on ne pouvait pas travailler « normalement » pour qu’ils jouent de manière naturelle. Christo avait cette intelligence pour trouver des solutions dans l’improvisation. Il utilisait même ses propres émotions et les appliquait avec grande finesse à un contexte totalement fictionnel.

Le film tourne autour de plusieurs éléments sociaux, mais ce n’est pas non plus un précis sur les problèmes en Bulgarie. Vous vouliez éviter de faire un film trop national ?

Tu vois, c’est ça qui est intéressant dans le cinéma : partir de quelque chose qui est très défini, euh… non, ce n’est pas le mot. De… c’est pas « personnel » mais un truc qui est intime… non ce n’est pas « intime » (il réfléchit quelques secondes)… Voilà : on prend le destin de quelqu’un pour créer un univers qui peut toucher plein de gens, auquel on peut s’identifier. Quand mon personnage marche dans la rue, ce n’est plus le personnage de Christo, en particulier, avec son problème de dépendance à la drogue, ça ouvre vers l’ailleurs. « Particulier », c’est le mot que je cherchais : créer à partir de l’exemple particulier, mais pour mieux l’éclater ensuite. C’est un problème qui m’obsède sur mes films et, quand ça marche, c’est génial…

Vers quelles thématiques tend le film ?

Sur les travers de l’homme contemporain, je pense. Bien sûr, cela reste une constatation personnelle, que je n’impose pas, mais le film est constitué de mes interrogations. Pourquoi on est comme ça, pourquoi l’homme d’aujourd’hui est confus, névrotique ? On semble en demande d’un bonheur inaccessible. Ce bonheur est institué par les parents, par les professeurs, par la TV, je ne sais pas qui exactement, mais il ne semble jamais satisfait. Aujourd’hui, on est en manque permanent de ce sel.

Pourquoi ?

Parce qu’on nous impose des modes, que l’on répète comme un perroquet répète une phrase.

Il y a des modèles de vies et des images qui représentent le bonheur ou l’amour, qui sont vides, mortes. C’est le même processus que la publicité : on vend l’image de la famille heureuse et cela devient une valeur de la société, que tes parents t’inculquent dès ta naissance et ainsi de suite. Du coup, tout cela crée une ambiance névrotique : tu finis par chercher éternellement une chose qui n’existe pas. Je ne dis pas que les familles heureuses n’existent pas, mais ce n’est jamais qu’une image qu’on impose en continu. Or la réalité se trouve dans le moment, elle est là, en mouvement. Le reste, ce ne sont que des images fixes. Si tu regardes la TV, si tu écoutes des chansons à la radio, c’est constant : on te dit ce que c’est que l’amour. Mais tu n’arrives plus à te dire que tu fais partie d’une famille heureuse, puisque cette définition n’existe plus que dans l’image, dans l’icône et que toi, tu restes en dehors.

Est-ce lié aussi à la transition historique entre deux modèles politiques en Bulgarie ?

Non, non. C’est partout la même chose. Bon évidemment, je me sers des éléments de mon pays. C’est sûr que les immeubles que je filme ne ressemblent pas à des immeubles français. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y pas d’immeubles à Paris, d’HLM ou je ne sais quoi. Le monde se ressemble, on le sait très bien. En apparence, on est différents mais on reste tous pareils en ce qui concerne l’essentiel. Par exemple : on est tous prisonniers de ces traditions véhiculées par une catégorie de gens et ce, quelque soit le pays, les lois, la religion que l’on pratique.

Qu’est qui vous importait dans cette relation entre Christo et son petit frère ?

J’aimais bien l’idée de commencer le film avec ce jeune frère. De montrer une phase préalable à celle de Christo. Montrer comment la perte de repères et d’attaches existentielles s’institue dès le plus jeune âge. Bon, là, je me contredis un peu avec ce que je t’ai dit avant (rires)…mais, je ne pourrais l’expliquer, ça prendrait trop de temps. Ce jeune garçon est confus et c’est ce qui m’intéressait de montrer au début. Il s’engage dans un gang sans avoir une idéologie précise dans la tête, sans suivre quelque chose consciemment. Il est facile de s’imaginer, avec ce raisonnement, qu’on puisse tomber dans un bon nombre de dérives. Pour moi, la dépendance à la drogue vient après, comme un résultat, comme une escapade à ce problème de choix. Il me fallait dresser un pont entre ces deux frères, comme s’ils étaient les deux facettes d’un même personnage en devenir. Je ne sais pas si cela reste évident à l’image. Je ne voulais pas non plus que cela soit trop voyant. Mais Christo serait peut être le résultat d’une évolution, dont le petit frère serait la base…

Vous aviez prédéfini l’aspect visuel du film ? Comment avez-vous pensé l’esthétique ?

Quand on a préparé le tournage, il y avait déjà pas mal de contraintes techniques. Il fallait d’abord imaginer le film en HD. Comme on travaillait avec des acteurs amateurs, il fallait vraiment être convaincant dans la représentation des personnages et trouver une authenticité, qui ne pouvait passer que par l’image. On a opté pour une image assez réaliste, caméra à l’épaule, très proche des acteurs. Une approche documentaire, je dirais presque. Il y avait des scènes prédécoupées à l’avance, comme celle de l’agression de la famille turque, qui demandaient une préparation assez lourde. Mais je suis quelqu’un qui aime beaucoup les contrastes.
J’aime quand on ne suit pas une stratégie, quand des éléments inattendus arrivent sur le tournage et que tu dois t’adapter sur le moment. L’important, c’est cette sensibilité au moment présent, ne jamais se fermer à ce qui vient pour pouvoir le capter de manière inconsciente, presque invisible. J’aime, qu’à un moment donné, on ne sente plus la présence de la caméra à l’image. C’est un principe qui m’importe : oublier les effets de la technique pour rentrer dans l’histoire et te perdre, dans le bon sens du terme. Je connaissais très bien mon chef opérateur. On avait tous les deux fait nos études à Sofia en « Image ». On se parlait beaucoup sur le tournage. Il y avait des moments où je pouvais prendre la caméra et décider du cadre, parce que j’avais envie d’improviser une idée qui m’était venue subitement. Je pouvais le faire sans que cela ne pose un quelconque problème d’égo ou de notoriété entre nous.

Vous êtres aussi crédité au montage…

C’est très simple : une fois le tournage terminé, on a acheté un ordinateur portable et j’ai commencé à monter le film tout seul. J’ai fait un premier montage. Après visionnage, j’ai alors décidé d’en faire un deuxième avec l’aide de Stéphan (Piryov, ndlr), mon associé à Waterfront Film. On a aussi essayé de travailler avec un monteur suédois pendant quelques jours, mais ça n’a pas très bien marché. Finalement, on a terminé le montage tous les deux. Mais, en gros, c’est moi le monteur principal (rires).

Avez-vous découvert des éléments au montage, que vous ne soupçonniez pas jusqu’à lors ?

Je dirais que les incidences arrivent davantage pendant le tournage. Les séquences étaient écrites, mais leur forme n’était pas prédéfinie. On a dû la dessiner sur le plateau. Au montage, la structure était là. Mais on a dû couper quelques séquences, notamment la pré-histoire de la famille turque. On avait tourné plusieurs séquences qui racontaient le début de leur trajet depuis Istanbul, de leur traversée de la Bulgarie, etc. Mais on s’est vite rendu compte que ces séquences prenaient beaucoup de temps et, finalement, pour pas grand-chose d’utile. Le personnage de la jeune fille turque devait, selon moi, arriver comme ça : « tac ! », dans la vie de Christo. Et ça, on ne l’a décidé qu’au moment de la postproduction. C’est toujours douloureux d’avoir à recourir à de telles suppressions, même si je sais que c’est pour le bien du film.

Dans la presse, vous avez dit avoir tourné un film « guérilla ». Dans quel sens ?

Quand je suis rentré en Bulgarie, j’ai d’abord été engagé pour réaliser des spots publicitaires. Une par semaine, je ne sais pas si tu te rends compte ? Pour Eastern plays, on n’a reçu aucune subvention de l’Etat. Il n’y avait donc aucun moyen pour que ce tournage se déroule normalement. On avait juste trouvé un investisseur pour nous financer le tournage. Mais, là encore, chaque jour, on ne savait pas si on allait pouvoir continuer le lendemain. Chaque jour, je bataillais avec lui : « il faut mettre un peu plus, allez un petit peu plus… » (rires). Je ne peux pas lui en vouloir. Avant nous, il n’y a pas eu beaucoup d’exemples de films bulgares qui ont réussi à se faire financer, encore moins à se faire distribuer à l’étranger. C’est pour ça que je dis que c’est un film tourné comme une guérilla. Pas dans le sens guerrier du terme, mais artisanal : avec les moyens du bord. Il y a eu des tas de gens qui ont travaillé avec passion sur le tournage. La motivation est restée malgré les déconvenues financières. Quand tu tournes dans la rue sans savoir ce qui va t’arriver, ça crée forcément un contexte différent pour un tournage.

C’est une méthode que vous adopterez pour vos films suivants ?

Non, ce n’est pas une méthode que je conseille : c’est très risqué, tu ne sais vraiment pas si tu vas pouvoir continuer ni comment tu peux annoncer à des gens qui triment depuis trois semaines pour toi que, faute de finances, tout s’arrête et qu’ils doivent attendre. Alors oui, le résultat aurait forcément été différent avec une méthode plus souple. Pour chaque film, il y a une seule manière, c’est évident.

La ville de Sofia semble vraiment au coeur du film, comme un personnage à part. Quelle importance lui accordez-vous ?

La ville et le décor font partie du personnage, de sa réalité. Si c’était un soliste d’opéra ou un pilote de chasse, l’univers du film n’aurait pas eu la même facture. Quand tu parles avec des images ou des sons, et plus seulement avec des mots, tu créés une ambiance émotionnelle pour tes personnages, une ouverture au dialogue à plus grande échelle. J’aime bien Sofia : c’est une ville avec une ambiance très contrastée, où il y a un peu de tout. Mais cette Sofia reste la plupart du temps la Sofia vue et ressentie par Christo, mon personnage. Dans d’autres séquences, c’est le Sofia de la jeune turque. Cela se joue sur de petites nuances, mais bien réelles. Un décor construit une identité : on est ce qui nous entoure.

Christo est un artiste qui semble avoir du mal à percer : c’est une situation encore d’actualité en Bulgarie ?

La situation des artistes en Bulgarie est identique à celle dans d’autres pays. Il y a toute sorte de cas : il y a des artistes qui sont reconnus ou pas, contents de leur travail ou bien qui s’en foutent. Mais le film ne se veut pas une représentation de l’artiste contemporain en Bulgarie.

Quel souvenir gardez-vous de votre passage à la Femis ?

Ça a fait partie de ma formation, pour le meilleur ou pour le pire. Je ne pourrais pas te définir ce que la Femis m’a apporté. Elle a fait partie de ma vie à un moment T de ma vie, elle n’a pas été déterminante sur tout ce que je fais depuis. Je ne vis pas dans cet héritage Femis qu’on essaie de vendre. Si j’avais été au Burundi pendant 5 ans, ça aurait été différent, pas mieux ou moins bien. L’intérêt de quitter son pays pour faire des études à l’étranger, c’est de pouvoir briser une perspective que tu t’étais fixée et que tu croyais être la bonne. La Femis m’a prouvé qu’il n’y a pas qu’une seule perspective dans ta vie. A toi de jouer avec ça et d’essayer beaucoup de choses.

Des projets à venir ?

Aujourd’hui, on me contacte toutes les semaines pour que je continue à faire de la pub. Je ne crache pas sur l’exercice, cela m’a appris autant que mes études : tu arrives sur un projet déjà prêt, à toi de t’adapter. Mais je compte bien tourner un deuxième long métrage. Le tournage devrait commencer en août. C’est un recommencement total, c’est excitant et angoissant à la fois. Le film traitera d’un jeune bulgare vivant à l’étranger, complètement intégré à son pays d’accueil, et qui ne veut plus rien entendre de la Bulgarie. Les événements font qu’il doive y revenir et là, toute sa perspective identitaire explose quand il s’aperçoit que tout ça s’avère finalement plus complexe. J’aimerais tourner quelques scènes en France, mais je ne peux rien dire de plus pour l’instant…

Propos recueillis par

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