Julie Doucet est née en 1965. Québécoise francophone, elle gagne en 1991 le Harvey Award (équivalent des Oscars américains pour la Bande dessinée) pour la publication de son comic-book, Dirty Plotte, diffusé au Canada et aux États-Unis. Sa personnalité et son univers autobiographique et obsessionnel, à la fois très cru et très féminin, l’imposent rapidement comme un auteur underground très en vue. Elle a publié des planches dans Weirdo, la revue de Robert Crumb, et a collaboré avec le New York Press et le Village Voice. Après avoir vécu successivement à Montréal, New York, Seattle, Montréal de nouveau, puis Berlin, elle est revenue à Montréal où elle vit actuellement. L’Association a édité son premier album en France, Ciboire de Criss !, en 1996.


Chronic’art : Comment a débuté ton initiation à la BD ?

Julie Doucet : J’ai grandi dans la Bande dessinée traditionnelle. A la maison, ma mère lisait Tintin ou Pilote. J’ai commencé par de la peinture style cartoon dans des fanzines mais il était très difficile d’être publié au Canada. Je me suis donc auto-publiée à Montréal vers 1988 dans un petit magazine qui s’appelait déjà Dirty Plotte (littéralement : « Moule sale »).

Précisément, dans Ciboire de Criss !, ton univers est extrêmement cru et noir.

Je préfère le terme de fantaisiste. J’ai alterné effectivement des récits de rêves, ou plutôt de cauchemars, et des courts récits autobiographiques. Mais je trouve mes cauchemars plutôt drôles dans la crudité. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi il ne serait pas possible de faire de l’humour noir en Bandes dessinées, surtout quand on se prend comme sujet. En rédigeant mes cauchemars je n’ai jamais pense à leur noirceur mais au décalage qui existait entre une certaine réalité et ces cauchemars. C’est pour cela que je me suis beaucoup amusée à les dessiner.

Qu’est-ce qui t’a décidé à passer à un récit totalement autobiographique ?

Tout d’abord, Changements d’adresses a été un travail de longue haleine, d’autant plus que je n’étais pas habituée à des récits très longs. Il m’a fallu travailler en profondeur le rythme et la narration de l’album, et ça m’a donné pas mal de difficultés. Et puis j’étais dans une période où je ne pouvais prendre que moi-même pour matière dans mon travail. Mais il ne faut surtout pas penser que je vais m’étaler sur moi-même à l’infini. Ma matière autobiographique est terminée et j’ai dit ce que j’avais à dire sur certaines choses.

Sur les hommes en particulier ?

Sur certains hommes en particulier sans doute. Mais la matière était là et je n’ai rien inventé. C’est vrai que certains personnages de l’album peuvent passer pour des caricatures, mais mon travail est une simple réflexion sur un milieu artistique bien déterminé et qui est lui-même sans aucun doute caricatural.

Ton univers fait irrésistiblement songer à celui de Crumb, mais aussi à celui de David B., notamment dans Le Cheval blême.

En fait, le premier choc pour moi fut et demeure F’Murr, à cause de son humour à la fois fin et très noir. Je n’ai découvert Crumb que plus tard et Art Spiegelman encore plus tard, même s’il est évident que je me sens proche de ce qu’ils font. J’aime aussi beaucoup David B., c’est vrai, mais surtout Jean-Christophe Menu. De toute façon, si L’Association n’avait pas existé, je ne vois pas comment il aurait été possible pour moi d’être éditée en France ! (rires).

Quel est l’état actuel de la Bande dessinée au Canada et plus précisément au Québec ?

En fait, la scène artistique à Montréal (je ne parle pas du Québec) est quasiment inexistante. Les cercles sont extrêmement réduits et les possibilités d’être édité pour un marché francophone très hypothétiques. Nos productions sont donc axées inévitablement sur le marché américain, et donc anglophone. Des structures telles que L’Association ne pourraient jamais voir le jour ici !

C’est pour cette raison que tu as tant voyagé ?

En grande partie. Partir à New York m’a permis de rencontrer certaines personnes très intéressantes au sein de Raw par exemple (la revue d’Art Spiegelman), et j’ai travaillé sur des supports photographiques à Seattle. J’ai également vécu à Berlin, quelque temps après avoir rencontré un éditeur allemand qui m’a convaincue de rester lors d’un festival de Bandes dessinées à Hambourg. Mais j’ai trouvé la ville extrêmement sinistre et noire et j’ai décidé de revenir à Montréal pour y rester un peu plus durablement cette fois. Je travaille d’ailleurs pour un journal montréalais dans lequel je dois publier pendant un an un comic-strip, entièrement fictif celui-là !

Propos recueillis par


Lire la critique de son album Changements d’adresses sur Chronic’art.