Jim Harrison et Annie Proulx : deux monstres sacrés de la littérature américaine, version grand Ouest et caractères en fer forgé, sont de sortie en cette rentrée. Passage en revue.

Soif de vivre, appétit de la chair : voilà des maîtres mots de l’univers selon Jim Harrison. D’un ouvrage à l’autre, le plus mainstream des auteurs du grand Ouest américain se délecte encore et toujours de créations truculentes, au burlesque affiché. Comme pour mieux révéler ce qui, à l’exact opposé de ces débordements, est en fait nostalgie, contemplation, silence. Les trois novellas (ces nouvelles un peu longues, forme qu’Harrison affectionne) publiées dans Les Jeux de la nuit illustrent parfaitement cette dualité.

Il est ici question de quêtes, de solitude, d’exploration. On peut sans se tromper parler ici de destins, évidemment particuliers, mais avec en commun une aspiration à quelque chose de l’ordre de la liberté, sinon de la libération. Le portrait de « La fille du fermier », qui ouvre le recueil, est à la fois le plus intime et le plus percutant, avec cette étrange voix de femme, pour une évocation qui s’interrompt à l’orée de l’âge adulte. Sarah, gamine grandie solitaire entre un père mutique et une mère bigote dans une maison du fond du Montana, avec pour seuls compagnons le vieux Tim et son chien, un piano, des livres, est confrontée à l’insupportable du viol, un soir de rodéo. Alors que son univers patiemment construit s’écroule, elle focalise toute sa volonté sur sa soif de vengeance. Harrison est extraordinaire dans ses portraits de femmes ; celui-ci ne fait pas exception à la règle.

« Chien Brun, le retour », deuxième récit, qui célèbre les retrouvailles avec l’indien alcoolique Chien Brun déjà rencontrés dans La Femme aux lucioles ou En route vers l’Ouest, est d’ailleurs très en-deçà. Le personnage, à force de boire, baiser, manger, en arrive à une forme de caricature de lui-même. Pas antipathique, loin de là, mais fatigante. La marginalité de Chien Brun ne suffit pas à l’isoler du monde, mais ses obsessions le rendent presque absurde, à force de comique de répétition usé jusqu’à la corde. Pourtant, Harrison est capable de créations étonnantes, et le prouve avec « Les jeux de la nuit », qui clôt le recueil et s’égare aux portes du fantastique à travers la figure de Samuel, qui, mordu dans son enfance par un colibri puis par un louveteau, développe un syndrome rarissime faisant de lui, les soirs de pleine lune, un loup-garou et le contraignant à s’isoler dans des lieux déserts (et pas seulement des immensités américaines : Samuel échoue le temps de quelques heures dans le Morvan), pour vivre ses mutations, explosions de violence et force brute. « Nés bizarres » (c’est en tous cas ce que ressent Sarah), les personnages d’Harrison, plus que des solitaires, sont des individus en quête de sens. Leur environnement, la nature sauvage, la pêche, la chasse, leur sont un théâtre, la toile de fond d’une marginalité, volontaire ou non.

Malgré une similarité de thèmes, on est à mille lieues de ce que raconte Annie Proulx dans le nouveau recueil publié par Grasset, Mélodies du coeur, des textes parus outre-Atlantique entre 1988 et 1995. Les lieux sont les mêmes, des bouts du monde, au fin fond de l’Amérique sauvage. Par contre, pas de quête ici. Pas « d’aspiration à ». L’immersion se fait par la brutalité triviale, au milieu de personnages grossiers, incultes, violents. Les fermes tombent en ruine ; les querelles de famille gangrènent le tissu social. Chasse et pêche sont aussi des temps clefs qui rythment les saisons ; mais il est ici question de compétition, d’envie, de règlement de comptes, de preuves à faire. Jamais d’un moment de véritable plaisir, de confrontation à la nature, d’éternité. Les portraits que dresse Annie Proulx sont d’une impeccable justesse, dans leur rudesse, leur petitesse, leurs colères, leurs haines, leurs envies dévorantes. L’abandon des pays fait l’abandon des gens. L’hostilité est d’ailleurs systématique, quand arrivent ceux de la ville qui font construire des maisons, se promènent dans les bois, sans rien connaître aux mœurs locales, attirés seulement par les espaces d’Harrison, ignorants des gens de Proulx. Quand en réalité, les uns n’existent pas sans les autres.

Les Jeux de la nuit, de Jim Harrison (Flammarion, traduit par Brice Matthieussent)
Mélodie du coeur, d’Annie Proulx (Grasset, traduit par Hélène Dubois-Brigand)