C’est dans un salon encombré de livres et de revues que nous a reçu Jean-Paul Kauffmann. L’auteur de La Lutte avec l’Ange appartient à cette race d’écrivains pudiques qui ne se livrent qu’à moitié, qui préfèrent toujours la suggestion à la parole explicite. Et son œuvre, d’une grande cohérence thématique, tente de dire l’indicible. Malgré la difficulté qu’impose ce travail de mémoire.

Chronic’art : Pourquoi avez-vous choisi cette peinture de Delacroix pour thème de recherche ?

Jean-Paul Kauffmann : J’avais découvert La Lutte de Jacob avec l’Ange il y une vingtaine d’années, grâce à un ami qui m’avait incité à visiter l’église de Saint-Sulpice. Ce jour-là, je n’avais pas été particulièrement impressionné par l’œuvre, mais quelque chose ruminait en moi, sans que je ne m’en aperçoive véritablement. Jusqu’au moment où j’ai réalisé que cette peinture m’avait choisi, cueilli. L’idée du livre remonte à 1993. Je voulais non seulement parler de la fresque, mais également des circonstances difficiles dans lesquelles elle a été conçue. Delacroix a par exemple rencontré des problèmes techniques très importants ; il s’est battu contre un mur pour composer La Lutte. Et puis d’autres pistes de recherche se sont progressivement jointes à ma démarche initiale, dont celle concernant l’église elle-même.

Vous établissez d’ailleurs clairement une correspondance entre la fresque et l’église qui l’abrite…

La correspondance entre les deux me paraît évidente. Il s’agit de deux mises en scène, de deux scénographies. L’Eglise n’a rien d’un édifice religieux habituel, ne serait-ce que dans sa luminosité Saint-Sulpice a été pensée comme un théâtre. D’ailleurs Servandoni, qui fut décorateur d’opéra, en a conçu la façade. J’ai donc utilisé la technique de Maigret : à partir de la peinture, j’ai élargi les recherches en cercles concentriques.

L’Ange de l’épisode biblique refuse de dévoiler son nom à Jacob, et la religion juive enseigne que ce qui ne porte pas de nom n’existe pas. Peut-on en déduire que l’ange est une simple vision de l’esprit ?

J’ai évoqué cette éventualité avec l’écrivain David Shahar. Je pense que l’ange est bien réel parce qu’au terme du combat, Jacob est touché à la hanche, il boîte. S’agit-ilvraiment d’un émissaire de Dieu ? Shahar le dit, et là encore je pense qu’il a raison. Le récit biblique est très sibyllin, et plusieurs versions de cet épisode se sont superposées. En réalité, on n’affronte pas Dieu, ce serait trop grave. La seule prononciation de son nom est interdite. On a donc atténué la gravité de ce combat en disant que ce n’était qu’un ange. Saint Jérôme croit même que cet inconnu qui ne refuse de dévoiler son nom est Satan. Donc Dieu, Satan ? Et à cette « confusion » s’est aussi ajoutée l’interprétation fausse, me semble-t-il, de Barrès qui résumait cette lutte à une lutte contre soi-même.
Cette interprétation de Barrès est-elle vraiment fausse ?

L’épisode du Yabboq est un mythe d’une richesse de sens comparable à celle d’Oedipe. Des mythes que chacun peut interpréter à sa guise. D’ailleurs Jacob lui-même est une figure oedipienne. Il y a une part élémentaire dans tout mythe, une traversée dans la nuit, puis l’affrontement avec un inconnu. De quoi rapprocher, entre autre, le Yabboq de l’épisode du Christ au Jardin des Oliviers : « Père éloigne de moi cette coupe ». Le Christ vit une épreuve, comme Jacob. Il y a l’avant et l’après Yabboq ; rien ne sera plus comme avant. Jacob est métamorphosé, il devient Israël.

Le Yabboq raconte avant tout une histoire de Retour qui s’accomplit dans la douleur. Pensez-vous que chaque Retour implique une mise à l’épreuve ?

Je n’aime pas ce terme d’initiation, qui est employé un peu à toutes les sauces. Je me suis même gardé de l’utiliser dans mon livre. Mais ce retour correspond bien à une forme d’initiation. Cette histoire est celle d’un retour fondateur. De là date la constitution des douze tribus d’Israël. Jacob est comme lavé, il n’est plus la « canaille », le tricheur, qu’il a pu être avant cette traversée.

Vous avez évoqué ces changements induits par le retour dans votre Bordeaux retrouvé

Exactement. A mon insu peut-être. Cette peinture m’a travaillé longtemps parce qu’elle possède des significations symboliques très précises. Et ce livre raconte l’histoire d’un retour. Tout retour est douloureux…Finalement, on écrit des livres parce qu’on ne sait pas parler des retours.

Delacroix a intitulé sa peinture La Lutte avec l’Ange, et non pas contre l’Ange. Vous avez même parlé d’ironie de l’Ange, comme s’il y avait une sorte d’issue prévisible à la lutte…

Je pense que la signification du combat est très claire : Dieu n’aime pas les tièdes. Celui qui engage le combat, même lorsqu’il est donné a priori perdant, finit par l’emporter, malgré l’adversité. La leçon de cet épisode peint par Delacroix nous enseigne qu’il n’y a pas de fatalité. Décider d’affronter dans des conditions largement défavorables est un refus de l’inéluctable. Une expression essentielle de la responsabilité individuelle. On ne gagne évidemment pas toujours, mais l’acte de résistance est lui-même une victoire.
Delacroix avait, d’après votre analyse, singulièrement détourné l’épisode du Yabboq. Comment cela se traduit-il ?

Le récit biblique diffère sensiblement de la fresque. Le peintre élabore une représentation assez personnelle de ce mythe. Delacroix en a même notablement modifié le sens. C’est pourquoi j’avais hésité à choisir un autre titre à ce livre :  » L’ironie de l’Ange « . L’ange ne prend pas Jacob au sérieux, leur lutte ressemble à une danse, à un tango même. L’ange ressemble à Apollon, alors que Jacob est Hercule. Delacroix a très librement interprété ce combat. Il en a subverti la portée initiale. L’esprit du mal rode dans cette peinture, contrairement aux apparences trompeuses. Mais Delacroix ne s’est expliqué que très peu sur ce travail.

Les préoccupations relatives au temps traversent toute votre œuvre. Le Bordeaux retrouvé, comme La Lutte, sont à ce titre très suggestifs. Peut-on réellement résoudre ce problème du Temps ?

Remonter le cours du temps est à mon sens la démarche de tout écrivain. Ecrire, c’est résoudre le problème de la durée, c’est retranscrire ce qui a eu lieu, ce qui fut. Le temps est une interrogation éternelle, depuis les origines de l’humanité. Le temps est synonyme de mort puisqu’en vieillisant les choses dépérissent toujours… Les gens s’étonnent que j’écrive sur le vin et le cigare. Or le vin est une des seules substances vivantes qui ait résolu ce problème du temps. Il devient délectable en vieillissant ; il nous permet de remonter le cours interdit du temps. Le cigare est aussi une belle métaphore du temps qui part en fumée et se trasnforme en cendres. Déguster un cigare est une parenthèse où le temps s’arrête. Pour quelqu’un qui a subi la captivité, le question du temps est extrêmement difficile…C’est l’épreuve décisive. Comment esquiver la massue du temps ? On ne tue pas le temps, c’est lui qui finit par vous tuer. Le prisonnier qui a réglé le problème du temps est tiré d’affaire, mais tout reste à refaire, chaque jour, un peu comme Sisyphe avec son rocher.? A la fin, le rocher vous écrase. Trois ans de captivité sont trois ans de perdus. Mais je n’aurais peut-être jamais écrit sans cette épreuve…Tout n’est pas si négatif : quelque chose s’est dénoué. Cette épreuve a aussi démêlé, éclairci une part cachée de moi-même.

Toujours dans ce Bordeaux retrouvé, vous dites que quelque chose est rompu, presque définitivement…

Je suis toujours dans le labyrinthe. Heim, qui côtoie Delacroix à Saint-Sulpice, est le versant obscur de La Lutte. Je l’ai sans doute choisi davantage. Une manière de signifier que j’erre toujours dans les ombres. Mais chaque livre est une trouée de lumière dans le soupirail. Cependant que je ne suis pas remonté à la surface. Le jour où j’aurais nommé tout ce qui m’est arrivé, je reviendrais peut-être à la lumière.
Mais est-ce vraiment « nommable » ?

Certains, notamment ceux qui ont vécu l’horreur des camps, ont essayé ; ils y sont même parvenus (Primo Lévi). Pour l’instant, je n’y parviens que de manière périphérique, détournée. C’est ce que j’ai fait dans L’Arche des Kerguelen, qui décrit ces îles solitaires où la nature est d’une rare hostilité. C’est à l’image de ma captivité : solitude et isolement. C’est une ruse pour parler de l’indicible.

Pourquoi ne pas choisir l’oubli ?

Ce qui est indicible doit être nommé. S’approcher toujours de la désignation. Tout ce qui est enfoui va resurgir plus tard, quoiqu’il advienne. La Lutte est un problème de nomination. « Dis moi quel est ton nom » demande Jacob et l’inconnu réplique : « Je ne te dirai pas mon nom ».

C’est donc un soulagement, non pas une « réparation »…

Non…mais retrouver le temps est une illusion. On ne le retrouve jamais, mais on doit se créer cette illusion. Les hommes ont besoin de cinéma pour affronter le réel. L’art appartient à cette catégorie d’illusions nécessaires. Bachelard disait que les intérêts profonds de l’homme sont des intérêts chimériques. Par la chimère, on devient des Colomb, Yves de Kerguelen…Ce sont des esprits irréalistes, rêveurs en tout cas. Il n’y a rien de pire que la pure lucidité. Et l’illusion n’est pas un mensonge à soi-même, c’est une force qui transcende Les écrivains trop lucides finissent dans le suicide, comme Crevel ou Montherlant.

Votre Lutte avec l’Ange pourrait paraître, et c’est une qualité, anachronique par rapport à la production actuelle…

Ces obsessions peuvent en effet sembler inactuelles. La forme du livre est déjà particulière : ni roman, ni essai. Finalement, je pratique peut-être un genre peu à la mode. Certains m’ont cependant dit, à l’époque de La Chambre noire de Longwood, que ma démarche était similaire à celle de Julian Barnes (dans Le Perroquet de Flaubert). Et puis la modernité…Je ne crois guère à l’idée de progrès. Même Baudelaire qui fut un des premiers à avoir formulé le concept de la modernité n’y croyait absolument pas. Il le qualifiait de « fanal obscur ».

Propos recueillis par

A lire, notre chronique de La Lutte avec l’Ange.