Ses livres sont épais, ses réponses le sont moins. Avachi au fond d’un canapé, James Ellroy se prête au jeu médiatique avec les idées claires ; la limite est et restera infranchissable entre ce qui peut être dit et ce qui ne le sera pas. Cuirasse impénétrable, réponses cadrées, formules rôdées, digressions maîtrisées : du travail de pro. Rencontre rythmée.

Chronic’art : Quelle est la place de la trilogie Underground USA dans votre œuvre ?

James Ellroy : La place primordiale, sans aucune hésitation. Même si, comme vous semblez peut-être le sous-entendre, je ne m’arrêterais pas d’écrire une fois achevé le troisième volume.

Quelle est l’origine du projet ?

Tout a commencé lorsque j’ai lu le roman Libra, de Don DeLillo : le thème de l’assassinat de Kennedy, tout à coup, m’a fasciné pour ne plus me lâcher. Tout en sachant que je n’allais pas écrire quelque chose qui aurait directement trait à l’événement, je me suis rapidement décidé à l’intégrer dans un projet plus vaste, où ce meurtre là ne serait que l’un des éléments d’une longue série de crime connectés les uns aux autres.

Vous souveniez-vous de vos propres réactions aux événements relatés dans les deux romans -assassinats des Kennedy, puis de Luther King ?

A l’époque, je m’en foutais complètement. J’étais tout à fait conscient de ce qui se passait autour de moi et en mesurais sans doute l’importance, mais tout ça m’était complètement égal.

Les deux survivants d’American tabloïd, Littell et Bondurant, semblent acquérir dans ce second volume une sorte d’épaisseur morale assez nouvelle pour eux, avec notamment un rapport beaucoup plus complexe aux femmes.

Effectivement, ce sont deux mauvais garçons qui vieillissent et changent très sensiblement. Pete Bondurant s’engage dans cette histoire assez ambiguë avec Barb ; Ward Littell, lui, cède à un orgueil démesuré en voulant prendre la direction du jeu, avec tous les risques que cela représente. Quant aux personnages féminins, Barb et Janice, on peut sans doute dire que c’est celui de mes livres où ils tiennent le plus de place.

Phrases sèches, courtes, presque répétitives : comment définissez-vous votre style ?

Chaque roman a son propre ton, son propre style. Celui de ce livre est délibérément violent, en lien direct avec la violence des trois personnages masculins, Littell, Bondurant et Tedrow. Les répétitions, le rythme qu’elles impliquent, sont l’une des manières pour moi d’exprimer cette violence. Ce fut d’ailleurs l’une des principales difficultés de la traduction : une phrase de trois mots en anglais en nécessite la plupart du temps cinq ou six en français. Les documents en encart permettent de changer un peu la donne et de sortir du seul point de vue de ces trois personnages.
Avez-vous choisi personnellement le titre de la version française ?

Oui : The Cold six thousands, qui sera le titre de la version originale, est quasiment impossible à traduire en français. « Six mille dollars cash », « Six mille dollars en liquide » : cela donnait à chaque fois des choses extrêmement plates, vous voyez ? François Guérif (directeur de collection chez Rivages, ndlr) m’a donc demandé de trouver un autre titre, et j’ai choisi de garder l’adjectif American. Vous savez donc dès à présent que le troisième épisode s’appellera American quelque chose. Il prendra fin avec le Watergate, et l’action aura lieu à la fois aux Etats-Unis, à Cuba et au Vietnam.

Plus encore que dans American tabloïd, vos personnages semblent moins faire l’histoire qu’être faits par elle.

Peut-être. Je n’en considère pas moins toujours valable les propos qui ouvrent le premier volume : une seule seconde de l’existence de ces hommes aurait-elle été déviée, l’Histoire ne serait pas ce qu’elle est.

On ne vous a jamais parlé des théories du chaos à propos de cette vision de l’Histoire ?

Je crois avoir lu un ou deux trucs là-dessus… Je ne sais pas exactement à quoi cette théorie ressemble, mais au premier abord, ça me plaît bien, en effet…

Vouliez-vous aborder le thème du rapport filial en introduisant les personnages de Wayne Tedrow Junior et Senior ?

Oui, sans le faire directement cependant. Les Tedrow père et fils se voient consacrer une bonne partie du roman, et leur relation sont caractérisées par une forte ambiguïté, avec une sorte de jeu d’amour/haine. Tout cela reste cependant implicite, déduit des faits si vous voulez.

Comment s’est passé le travail de documentation ?

Comme pour le premier, des documentalistes ont travaillé pour moi à plein temps. Il a fallu réaliser des chronologies exactes, compiler énormément de faits, sur la base desquels j’ai pu créer l’intrigue. A la fin de ce travail préliminaire, j’avais plus de trois cents pages de notes, formant un plan totalement détaillé du déroulement de l’histoire et des actions. Je déteste l’improvisation en art. Je vois mon travail comme celui d’un compositeur de musique symphonique, si vous voulez.

Vous intéressez-vous à ce qui se passe sur la scène littéraire américaine contemporaine ?

Absolument pas. Les seuls livres qui m’ont vraiment renversé sont Libra et Underworld de Don DeLillo, dont nous parlions tout à l’heure. Vous savez, je me promène à travers mon temps, sans avoir l’impression d’y jouer un rôle moi-même ; je ne vote pas, je n’écoute pas de musique moderne, je pense que la culture populaire toute entière n’a aucun intérêt, et quand je m’arrête d’écrire, ce n’est pas pour lire.

Je ne vous demande donc pas ce que vous pensez de Bret Easton Ellis, par exemple…

Jamais lu, non.

Jay McInerney, William T. Vollman…

Jamais lu.

Jim Harrison, Thomas McGuane…

Jamais lu. Attendez, si, je crois que j’ai lu quelque chose de McGuane… Je ne me rappelle plus du titre. Désolé.
Vous avez souvent fait connaître vos sentiments quant à Bill Clinton. Envisagez-vous d’y consacrer un prochain roman ?

J’en parle très souvent, c’est vrai, et je le répète à nouveau : Clinton a menti, il a commis un parjure, il a fait obstacle à la justice, il a tenté de la corrompre, il s’est comporté comme un obsédé sexuel. Vous pouvez écrire tout ça dans votre article. Moi, je ne peux pas : pour écrire sur Clinton, il faut qu’il soit mort. A moins, comme l’a fait Joe Eszterhas, d’écrire une parodie, une satire, ce qui ne compte pas.

Beaucoup pensent que Clinton et ses conseillers ont modelé son image de telle sorte qu’il récupère un peu du mythe Kennedy…

Je ne suis pas certain qu’il ait réellement voulu cultiver cette espèce de parallèle entre lui et Kennedy ; ce qui est certain, c’est qu’il a délibérément fait usage de la même image de jeune homme ambitieux.

Que vous inspire son successeur à la Maison Blanche ?

A mon avis, il n’est pas en place depuis assez longtemps pour qu’on puisse en dire quoi que ce soit. Il a dit qu’il œuvrerait dans le sens d’une réduction des impôts : j’attends de voir ça, après je jugerai. De toutes manières, on a un accord, Bush et moi : je ne lui dit pas comment gouverner l’Amérique, lui ne vient pas m’expliquer comment écrire mes romans…

Savez-vous si le FBI s’intéresse à vous ?

Pas que je sache, non : je n’ai jamais eu de relations, volontaires ou pas, avec ces gens-là. En revanche, j’ai de très bon contact avec le LAPD (Los Angeles Police Department), même si mon job à moi et ce pour quoi je suis là, c’est d’écrire des livres et rien d’autre, surtout pas d’être flic.

Comment expliquez-vous les réactions d’une partie de la critique américaine vis-à-vis de vos livres, qu’elle juge racistes, homophobes et violents ?

Ces réactions ne sont celles que d’une petite partie de la critique -certes, c’est une partie bruyante. D’une manière générale, il ne s’agit que de quelques articles sur plusieurs dizaines. Je ne m’explique pas vraiment ce manque de recul vis-à-vis du texte, et cette incapacité de prendre en compte le fait que j’écris à chaque fois du point de vue des personnages. Je n’ai d’ailleurs jamais eu aucun problèmes avec les lobbies féministes ou gays aux Etats-Unis.

Reviendrez-vous à l’époque contemporaine dans vos romans ?

Non, j’ai décidé de ne plus écrire désormais que des romans historiques, en tous cas de ne plus situer l’action de nos jours. Ma trilogie Underground USA est sans aucun doute mon plus grand projet, le cœur de mon œuvre. Je ne l’interromprai que pour une seule chose : en apprendre plus sur ma mère. Si Bill Stoner (le policier du LAPD à la retraite avec lequel il a mené les recherches pour Ma part d’ombre, ndlr] m’appelle et qu’il a du nouveau, je laisse tout tomber et je suis avec lui le lendemain.

Propos recueillis par

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