Termes dévalués, mots de campagne, néologismes : on a le sentiment que le débat politique s’envisage comme une course à l’armement sémantique. Eclaircissements sur « Le Pouvoir de la langue » avec Jacques Dewitte, auteur d’un remarquable « essai sur la résistance au langage totalitaire ».

– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #34 (avril 2007) –

Chronic’art : La philosophie du langage est une discipline plutôt délaissée de nos jours. Qu’est-ce qui a motivé votre recherche, dont on peut reconnaître que si elle lui rend hommage, elle se démarque nettement de la filiation traditionnelle de l’exercice (Benveniste, Saussure, Humboldt, Barthes, Ricoeur) ?

Jacques Dewitte : Dans mon livre, on trouve en effet à la fois une analyse de la langue totalitaire et l’amorce d’une réflexion fondamentale sur la nature du langage, sur sa place dans l’existence humaine (et même dans l’Être en général) que je compte approfondir dans un autre livre en chantier. Cette recherche est issue de plusieurs motivations : un amour des langues -des mots, de la grammaire- (ce que j’appelle la « philologie »), mais aussi une méditation philosophique sur des thèmes tels que « forme et contenu » ou « institution et liberté ». Mon intuition fondamentale est que l’origine du langage ne s’explique en rien par quelque processus de survie biologique : il ne fallait pas qu’il eût le langage, on pourrait s’en passer pour vivre. Ce fut donc, à l’origine, un événement de liberté, dont je considère qu’il se poursuit ou se répète en chaque acte de parole singulier – par exemple lorsque nous formons des phrases nouvelles afin d’exprimer ce qui nous vient à l’esprit et nous tient à cœur. Que le langage soit une dimension essentielle de la vie sociale ou affective, qu’il revête une importance anthropologique centrale, voilà qui n’est en somme qu’une banalité. Il est donc fort étonnant que, comme vous le constatez, la réflexion sur le langage soit plutôt délaissée -pas seulement la philosophie du langage, d’ailleurs, mais aussi, me semble-t-il, la linguistique. Dans ma jeunesse étudiante, j’ai vécu une époque de grande exaltation : on avait l’impression d’assister à la découverte, pour la première fois, de l’importance du langage. Avec le développement de la linguistique structurale, on entrevoyait des perspectives inouïes. Je me souviens d’une conversation avec Barthes à Bruxelles en 1966, en compagnie de quelques autres jeunes, où il nous déclarait : votre génération a bien de la chance, elle va connaître un développement sans précédent de la recherche sur le langage. Or, à peine une ou deux décennies plus tard, ce grand élan est retombé. Les linguistes ont dû déchanter : Nicolas Ruwet, revu vers 1991, me confiait sa tristesse du désintérêt pour la linguistique, son regret que la relève ne soit pas assurée. C’est bien regrettable, et il serait grand temps de redonner au langage la place qui devrait être la sienne dans une réflexion anthropologique et humaniste. Dans L’Homme de paroles, Claude Hagège avait exprimé en 1985 un programme allant dans le même sens, mais j’ignore s’il a été entendu. Il faudrait remettre à l’honneur la réflexion philosophique ancienne et classique sur le langage, tout en la nourrissant autant que possible des travaux scientifiques (Merleau-Ponty a été à cet égard le grand pionnier), et en cherchant à intégrer ce qui, dans les différents courants philosophiques contemporains parfois concurrents (phénoménologique et courant analytique), on a écrit d’important sur le langage. Car même si je critique les présupposés du structuralisme (auquel j’oppose des auteurs tels que Humboldt ou Ricoeur), je relis sans cesse les grands linguistes (Jakobson, Benveniste).
Si l’on récuse l’intuition de Barthes concernant la teneur fasciste de la langue, quelle est la marge de manoeuvre pour l’esprit humain entre l’aspect conventionnel du langage et son pouvoir créateur ?

Il y aurait beaucoup à dire sur la « petite phrase » de Barthes. Son erreur fondamentale tient selon moi à ce qu’il oppose deux champs séparés : celui de la contrainte et celui de la liberté, qui serait radicalement extérieure au langage, comme il le dit clairement : « Il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. (…) Le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos ». La seule issue réside dans une transgression absolue. Par opposition à ce clivage, ma conception consiste à repérer une liberté interne au langage, située dans la parole, mais pouvant s’étayer sur les ressources offertes par la langue héritée. Notons que Barthes en vient, dans cette Leçon, à souhaiter qu’il y ait « plusieurs langues dans la langue », une « réserve » dans laquelle le sujet « se sent libre de puiser », mais sans réfléchir au fait que, du même coup, c’est sa propre définition de la langue comme principiellement « fasciste », comme formant un « huis clos » qui est remise en question. Pour répondre à votre question, je crois qu’il est impossible de déterminer exactement notre « marge de manoeuvre », de savoir quelle est, dans ce que nous faisons, la part de convention et la part de liberté créatrice. Comme l’écrivait Merleau-Ponty, nous ne pouvons pas avoir de « point de vue de surplomb » sur ce que nous sommes (c’est un aspect de notre finitude), et donc savoir exactement dans quelle mesure nous sommes libres et dans quelle mesure nous sommes déterminés. La seule chose qui nous soit donnée, c’est d’agir et de parler en effectuant un pari raisonnable sur la liberté. Nous ne devons pas nous laisser paralyser par une interrogation sur notre exacte marge de manoeuvre.

« Loin d’être un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge théorique ; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne, elle nous dispense de penser, et même nous empêche activement de le faire ». Dans quelle mesure votre Essai sur la résistance au langage totalitaire est-il une réponse à cette assertion de Slavoj Zizek ?

Derrière cette assertion de Zizek se profile toute une construction idéologique que je ne puis que récuser : en gros, une tentative de réactualiser le marxisme le plus orthodoxe avec des injections diverses et de forger une sorte de néo-stalinisme, en passe de devenir la nouvelle doxa de l’intelligentsia mondiale – avec une opposition entre le camp de la « gauche radicale » et celui de l' »horizon libéral-démocrate ». Certains de ses arguments sur le totalitarisme ne sont pas dépourvus de pertinence, mais lui fait complément défaut, face à l’ expérience du XXe siècle, l’attitude que l’on trouve chez un Kolakowski : une forme d’humilité, la disposition à interroger ses propres désirs et illusions, la prise en compte d’une « logique totalitaire » par laquelle les meilleures intentions émancipatrices se renversent en leur contraire. Curieusement, chez un penseur qui se réclame de Lacan, je n’aperçois pas la moindre amorce de cette « critique du désir » (« critique » au sens kantien du terme) que j’appelle de mes vœux. Mon livre peut en effet être envisagé comme une réponse à l’assertion de Zizek. Je ne conteste pas que la notion de totalitarisme reste problématique et que, comme il le fait remarquer, on mélange parfois, en une sorte d’amalgame, des notions qui devraient être distinguées plus clairement. Il faut la manier avec prudence, mais je ne vois pas comment s’en passer. Les penseurs les plus lucides -ce qui ne veut pas dire qu’ils aient été infaillibles- ont senti qu’était apparu au XXe siècle un phénomène nouveau, auquel, non sans hésitations, ils ont donné le nom de « totalitarisme ». Ainsi, Orwell, Arendt, Besançon, Kolakowski -mais aussi un autre auteur important que je ne cite pas dans mon livre et dont la contribution sur ce thème est peu connue : Louis Dumont.

De nombreuses et récentes publications attestent de l’importance d’Orwell pour appréhender notre modernité. Plus que la novlangue et autres trouvailles de 1984, n’est-ce pas plutôt son engagement personnel contre « la politisation intégrale de l’existence humaine » qu’il faut retenir ?

Je me réjouis de ce que vous dites, mais j’ignore à quelles publications vous faites allusion. A la réédition récente du petit livre de Leys (paru en 1984) ou à d’autres ouvrages encore ? Quoi qu’il en soit, je crois qu’il n’y a pas lieu de choisir : l’engagement d’Orwell contre « la politisation intégrale de l’existence humaine » est certes important, mais sa réflexion sur le langage l’est tout autant, même si ce n’est qu’un aspect de sa réflexion globale. Ses écrits -les Essais, articles, lettres en quatre volumes- sont une mine de réflexions diverses, politiques, littéraires, morales, dans lequelle mon livre ne fait que donner quelques coups de sonde.
On constate graduellement un certain appauvrissement sémantique des débats d’opinion. Diriez-vous qu’il est recherché pour s’assurer à travers le contrôle des mots, celui du pouvoir ? L’actuelle campagne présidentielle n’est-elle pas d’ailleurs un signe assez frappant de cette absence totale d’idéologie et de la montée d’une foi aveugle en certains termes rendus vains ? (laïcité, sécurité, libéralisme, etc.). Sans verser dans l’imaginaire du complot, que penser de l’abandon généralement consenti (hommes politiques, journalistes, citoyens, acteurs sociaux) du rôle véritatif du langage ?

Je voudrais regrouper mes réponses à ces trois questions, portant sur la situation du débat politique et intellectuel en France. Compte tenu de mon éloignement géographique, je suis mal placé pour porter un jugement global, notamment sur le campagne présidentielle, mais je vais quand même tenter de répondre. Je relève vos observations sur la situation actuelle : « appauvrissement sémantique », « absence totale d’idéologie », « montée d’une foi aveugle en certains termes rendus vains » ; « abandon du rôle véritatif du langage ». D’une manière générale, compte tenu de la conception soutenue dans mon livre, je ne puis qu’être inquiet de tout appauvrissement du langage dans la vie publique -et vous avez raison de ne pas incriminer seulement les hommes politiques, mais tout autant les simples citoyens. Il s’agit d’une situation générale. Sur quelques points soulevés : je crois fermement qu’on ne peut renoncer au « rôle véritatif » (je suppose que, dans votre esprit, ce terme désigne le rapport à une vérité, par opposition à une conception purement instrumentale ou manipulatoire). C’est notamment pourquoi je critique le « discours du soupçon », l’attitude consistant à ne pas prendre au sérieux ce que dit quelqu’un (homme politique ou autre), à démasquer ou démystifier ses intentions réelles à l’encontre de ses propos explicites. Il y a là une vraie pathologie du langage (je m’en suis expliqué dans un long article sur Levinas : « Une parole qui commence. Levinas et la critique de l’herméneutique du soupçon », qui vient de paraître dans la revue Le Cercle herméneutique). Il faut, autrement, dépasser l’idée que les paroles ne seraient que de simples « symptômes », renvoyant à autre chose que détiendrait le démystificateur, et faire crédit préalablement aux hommes de la vérité de leurs dires, même si lorsqu’on est amené ultérieurement à les critiquer. « Foi aveugle en certains termes » : sans doute votre diagnostic est-il juste. Mais comment y remédier ? Je crois qu’il existe un remède fort simple consistant à préciser autant que possible le sens des mots que l’on emploie (même si, quand on parle, on ne peut pas non plus donner à chaque fois une définition préalable de tous les mots qu’on emploie, mais on peut y revenir pour en éclairer le sens). « Libéralisme » : dans une part importante du discours public, ce terme est devenu une insulte pure et simple, qui ne désigne plus rien de clair. Il y a lieu, non seulement de le définir, mais de se remémorer son histoire, de prendre conscience de la pluralité des courants dits libéraux. Certes, il est difficile ou quasi-impossible d’accompagner tout débat politique d’une telle réflexion, mais cela peut avoir lieu en seconde ligne, par exemple dans des groupes de travail. L’année dernière, à Paris, le séminaire du Club « Politique Autrement » était consacré au thème : « Au-delà des préjugés politiques : capitalisme, libéralisme, mai 68, nation » -par une lecture de textes, fut expliqué et discuté en particulier le sens de la notion de « libéralisme ». Ce travail fondamental effectué dans un cadre non-universitaire (car ce club présidé par Jean-Pierre Le Goff est une sorte d’université populaire de niveau remarquable) est à mes yeux une manière exemplaire de remédier à l' »appauvrissement sémantique » en favorisant une culture politique.
Un tel travail peut aider à prendre du recul par rapport à l’usage politique et médiatique de certains vocables, et donc à contrecarrer le phénomène que vous repérez : le risque d’une corrélation entre l’appauvrissement des mots et des idées et une forme de contrôle politique. Cela rejoint indirectement l’inspiration de mon livre où j’ai souligné l’importance des « ressources » de la langue héritée pour une parole libre : ici, je parlerais des ressources de la culture politique nécessaires pour le débat politique. Les citoyens n’ont pas seulement besoin d’être informés, ils ont besoin d’une culture qui peut être acquise ou cultivée dans de tels lieux (car la culture est quelque chose qui doit être cultivé). Autrement dit, la culture -littéraire, philosophique, politique- est à mes yeux une forme de résistance, une manière de contrecarrer la passivité. Savoir qu’il existe plusieurs sens de la notion de « libéralisme », qu’elle a donné lieu à un débat dans lequel s’inscrit notre interrogation actuelle peut aider à se déprendre de certains termes devenus de simples épouvantails, selon une démarche purement morale et non plus politique.

N’y a t-il pas à ce sujet une certaine naïveté dans l’espoir de Wat d’une langue post-totalitaire susceptible de distinguer mensonge et vérité ?

C’est une question délicate, à laquelle il est difficile de répondre brièvement. Il serait naïf de croire qu’une langue quelle qu’elle soit puisse empêcher le mensonge ; cela requiert aussi et avant tout l’aspiration des hommes à la vérité (comme le dit d’ailleurs Wat). Il n’en reste pas moins qu’il faut admettre que la langue humaine dans son ensemble est fondée sur la distinction du mensonge et de la vérité, la « sémantique stalinienne » ayant cherché à éradiquer cette différence en allant « par-delà le mensonge et la vérité ». Toute la difficulté, que je n’ai fait qu’aborder, est l’articulation entre ces deux plans : une langue en bon ordre de marche et une parole soucieuse du vrai.

« Pourquoi le caractère mauvais de l’humanité devrait-il pouvoir disparaître du langage, alors qu’il se défend tellement bien dans le monde dans son ensemble ! ». Comment se prémunir de cette assertion de Sternberger qui sonne étrangement comme une damnation ?

Cette phrase de Sternberger a en effet quelque chose d’étrange, dans la mesure où elle semble exprimer un pessimisme conservateur qui ne correspond guère à sa sensibilité globale, globalement libérale. Vous parlez de « damnation » mais le fait de constater une présence persistante du mal dans le monde et chez les hommes n’équivaut pas à une condamnation du monde ou de l’humanité dans leur intégralité. On peut parfaitement articuler une conception d’ensemble qui prenne en compte un mal indéracinable (ce que le christianisme a fait en parlant, maladroitement, de « péché originel ») par opposition à l’idée d’une bonté naturelle, tout en estimant que ni l’homme ni le monde ne sont corrompus de part en part, et que l’homme est aussi capable de bien. Mais il faut bien dire qu’une telle réflexion, de nature métaphysique et même théologique, est devenue presque incompréhensible aujourd’hui, alors même que le mal prolifère plus que jamais.

Propos recueillis par

Le Pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit, de Jacques Dewitte
(Michalon)