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« Repenser Paris… », tel était le mot d’ordre de ces jours obscurs et malignement entêtés, comme si Paris et son histoire avaient été pensés une première fois, bien mal et n’importe comment sans doute, comme si son présent et son avenir dépendaient évidemment de la « pensée » hautaine et inculte de ce cénacle de spécialistes en « urbanisme », faisant tout reposer in fine sur la fatalité de la « conjoncture » que ces techniciens polycompétents entendaient bien entendu dans le sens de la nécessité économique, alors que : « la conjoncture, au sens ancien du mot, est pleine d’incertitude, de hasard, elle signifie la nature et la vie ».
Louis Chevalier nous explique parfaitement bien, en 316 pages d’une écriture pétrie de culture classique -mais qu’est-ce que le « classique » sous le talon du jeune homme moderne, sinon de la merde de chien des rues- ce que les jeunes chiens libéraux modernes ont rêvé de Paris (lâchons-le tout de suite, le rêve se résume à sa pauvreté : le Paris de l’an 2000, pour un public d’Isola 2000. On aura tout dit.) et taillé à la mesure de ce qui leur convenait : un parking souterrain pour des travailleurs à l’étage, un air irrespirable, une prolifération « de boutiques à manger qui coupent l’appétit et de boutiques à aimer qui tuent l’amour » pour entretenir une armée anonyme de travailleurs portables mobilisables et jetables à merci ; des magasins éphémères d’objets machins branchés, des supermarkets (le mot sent le vieillot ? non il est moderne) qui pensent à nous, cette violente publicité qui cueille la connerie à un degré si bas pour se croire et se faire croire spirituelle et authentique, qu’elle en est pathétique à défaut d’être touchante… La liste est consternante et sans fin.

Réactionnaire, ce chien des rues, Louis Chevalier ?
Non. À la lecture de ce livre, on comprend que la pensée réactionnaire est une pensée qui se borne à bétonner l’histoire, pour faire comme si la dictature intégrée du moderne n’avait pas eu un premier jour, ayant pour elle des circonstances, des facilités, des compromissions suspectes, des intérêts grossiers et vulgaires à défendre, pour ensuite faire accroire à tous qu’il en a toujours été ainsi. L’interdiction de contrarier est liée à l’obligation d’oubli. Du point de vue de l’usurpateur qui avant tout tient à faire oublier qu’il vient d’arriver, le réactionnaire est celui qui ose braver l’interdit et soulever la dalle de béton de l’oubli commandé, désiré, voulu.
Nostalgique, Louis Chevalier ? Oui. Et à fond. On devine vite que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il dut inscrire à l’en-tête de son livre ce vers de Rutilius Namatianus, poète du Bas-Empire : Les villes aussi peuvent mourir. De fait, le bousillage est effarant. Mais qu’est-ce qui a vraiment disparu ? « L’existence collective dont l’existence de chacun quoi qu’il fasse et à tous moments, qu’il travaille, qu’il s’amuse, qu’il se promène, qu’il mange, qu’il dorme, se trouve transformée, exaltée… ».
Mais alors pourquoi s’emmerder à lire un vieux furieux qui n’est pas réactionnaire, mais bougrement nostalgique ?
Parce que Louis Chevalier décrit, compare, mêle ses souvenirs à ceux des autres, traite des faits et des textes officiels, établit des parallèles, cite des témoins dignes de foi – c’est-à-dire des romanciers et des poètes -, fait un gigantesque travail d’historien spécialiste de Paris. La langue est savoureuse, foutrement bien construite, classique, adroite, acérée, comique et ne rate jamais sa cible : « la litanie de l’imposture ».
Parce qu’on apprend de la plume d’un écolier du XIVe siècle que : « Vivre ailleurs, c’est exister au sens relatif du mot, secundum quid ; vivre à Paris, c’est exister au sens absolu, simpliciter« . Parce que l’événement 68, « inexplicable », « incompréhensible » pour la presse commémorante du printemps 98, est limpide pour le vieux chien des rues : « Un refus des jeunes de vivre dans un milieu urbain nouveau, dans cette ville nanterrisée qui par son ennui, sa laideur, sa bêtise, son béton, par l’asservissement auquel elle condamne, résume ce dont ils ont horreur. Fantastique retournement ! Paris vomi par les jeunes après avoir été pendant des siècles leur paradis, la ville où ils accouraient de partout, persuadés d’y trouver tout ce dont ils pouvaient rêver, le plaisir, l’amour, la réussite, la gloire, en un mot, la vie ».
Le mal est donc fait : la nuit. Passez muscade. Il y fallait une volonté certaine pour mépriser à ce point le goût de vivre. Parce que ce livre est rare et magnifique.

Louis Chevalier, L’Assassinat de Paris, Éditions Ivréa

A voir absolument : l’exposition « C’était l’an 2000, le Paris des utopies », actuellement à l’Hôtel de Ville, jusqu’au 3 octobre 1998, entrée gratuite. Édifiant…

Les Éditions Ivréa : 1, place Paul Painlevé, Paris 5e.