– 1e partie –

La sortie, il y a quelques mois, de l’ouvrage de Philippe Rouyer, jeune critique de la revue Positif, démontre, s’il en était besoin, que le gore n’est plus un genre méprisé ni marginalisé. Aujourd’hui, des exégètes dissèquent l’œuvre de Mario Bava tandis que les séances « bis » organisées par la cinémathèque française sont squattées par une jeunesse qui se démarque de la cinéphilie classique en clamant à tout va que tel Jesus Franco ou Umberto Lenzi est un chef-d’œuvre méconnu. Le Cinéma Gore, une Esthétique du Sang (Collection 7e art, édition du Cerf) est le livre d’un passionné de la première heure. Profitant de la sortie de Ugly, petit film néo-zélandais qui se revendique gore, il nous paraissait intéressant d’évoquer en compagnie de Philippe Rouyer la situation -inquiétante- du gore actuellement.


Chronic’art : Est-ce que le cinéma gore existe encore aujourd’hui en tant que genre spécifique ?

Philippe Rouyer : Non, dans le sens où il n’y a plus aujourd’hui une production régulière, au même titre que le western n’existe plus en tant que genre spécifique. Cela ne signifie pas toutefois qu’il n’y a plus de westerns ou de films gore. Ainsi, Ugly, le film de Scott Reynolds, peut être considéré comme relevant du genre gore.

Est-ce que, selon vous, Ugly apporte quelque chose de neuf au gore ?

Non. L’entreprise est sympathique ; ce garçon a bricolé son film dans son coin en utilisant le gore comme à la grande époque du genre pour essayer de dire quelque chose. En fait, ce n’est pas le gore lui-même qui l’intéresse, mais l’affrontement entre le psychopathe et la psychiatre dans la cellule. L’ensemble est très théâtralisé, et, afin de donner une plus grande portée au propos, Reynolds habille son film dans une idée de gore ; mais ce n’est pas parce qu’il transforme le sang en encre noire que ça apporte quelque chose. De toute façon, on a déjà vu ça, que ce soit en noir, en jaune, en vert…

D’autant plus que les meurtres sont assez répétitifs…

En effet, il ne s’agit pas d’un film avec une vraie inspiration. On ne se dit pas en sortant de ce film : « Ah ! Peut-être qu’il va y avoir une renaissance, un nouveau courant », comme cela avait été le cas, par exemple, à la sortie de Hellraiser. Le genre était déjà quelque peu souffreteux mais je m’étais dit à l’époque : « Tiens ! Voilà une nouvelle piste : l’école de la douleur, le sado-masochisme sont des thèmes qui vont peut-être alimenter un nouveau courant ». Rien n’est pourtant arrivé dans ce domaine-là, mais une brèche était ouverte ; ce qui n’est évidemment pas le cas ici. Le genre est provisoirement, ou définitivement, l’on n’en sait rien, mort. Ça n’empêche pas des ersatz ici ou là, mais il en faudra plus pour remettre le mouvement en route. De plus, ce dernier était quand même très lié à un contexte -je l’écris à la fin de mon livre- et à l’état de la censure dans différents pays.

Le gore était donc quelque chose de subversif au départ.

Voilà. The Ugly va subir, je crois, une restriction en France aux moins de seize ans. Mais cela ne pose de problème à personne, alors qu’il y a vingt ans, le film aurait certainement été interdit. Donc, il y avait un côté subversif qui n’existe plus aujourd’hui. Le fait que celui-ci ait disparu prouve aussi que le cinéma dit traditionnel a complètement récupéré le gore. Il n’y a donc plus cette nécessité de faire des films appartenant strictement au genre.

A ce propos, vous écrivez dans votre livre que le gore est présent dans les films a priori les plus académiques, de Germinal aux Visiteurs. Est-ce que, pour vous, c’est un phénomène positif ?

Bien sûr, car dès l’instant où l’on ne parle pas du gore en tant que genre mais comme élément de mise en scène, c’est positif dans le sens où cela donne une corde de plus à l’arc des metteurs en scène. Qu’ils s’en servent bien ou mal, la question n’est pas là. L’important c’est ce phénomène d’ouverture. Cela ne va pas être forcément bien parce que c’est gore ; je ne dis pas que le plan de Germinal est mieux, parce que, tout d’un coup, il y a du gore ; mais c’est une possibilité d’expression supplémentaire, le réalisateur élargit son horizon.

Cette démarche n’est-elle pas un peu hypocrite ?

Pourquoi hypocrite ?

Parce que ce sont souvent des gens qui ont méprisé le gore au départ, et l’on peut penser qu’aujourd’hui, ils s’en servent comme d’un appât supplémentaire pour attirer le spectateur.

Déjà, il n’y a que les couillons qui ne changent pas d’avis ! Et puis, franchement, ce n’est pas parce qu’il y a un plan gore dans leur film qu’on peut les accuser d’avoir conçu ce plan pour faire venir les gens dans les salles. Claude Berri a peut-être des défauts, mais pas celui de se dire : « Attendez voir, dans Germinal je vais vous mitonner un plan bien gore, comme ça je vais ramasser tous les lecteurs de Mad Movies et de L’écran Fantastique. Il pense plutôt que cela va être un bon moyen de frapper les imaginaires des spectateurs dans un film qui n’a rien à voir avec le gore, comme une sorte de rupture. Après, on peut discuter de l’efficacité de la chose. Moi, en tout cas, je trouve cela très bien car ça montre une ouverture d’esprit. Souvenons-nous qu’il y a 25 ans, quand on parlait de gore, on était regardé comme un sadique ou comme quelqu’un de pervers !

Justement, est-ce qu’aujourd’hui, l’essoufflement du gore n’est pas dû à son institutionnalisation ?

Il est certain que le gore est victime de son succès, mais c’est quelque chose contre quoi on ne peut pas aller. On ne peut pas regretter que quelque chose qu’on a fait pousser soit devenu très grand. Au même titre que, si l’on achète un chiot, on ne peut pas l’aimer moins le jour où il devient un vrai beau chien. On peut préférer l’époque où il était chiot mais c’est la vie, et s’il ne devient pas chien c’est qu’il sera mort chiot. Lorsque nous, spectateurs, cinéphiles, critiques, défendions Dario Argento, George A. Romero ou David Cronenberg, on ne le faisait pas en espérant que ça reste le fait d’une petite élite. C’est un phénomène que je déteste. C’est comme les cinéastes : on ne va pas les défendre quand ils sont inconnus et les attaquer parce que, tout d’un coup, ils ont davantage de succès, en prétextant qu’ils ont vendu leur âme et qu’ils font des choses moins intéressantes. Il est vrai que, par exemple, le cinéma de Sam Raimi m’enthousiasme moins lorsqu’il réalise Mort ou Vif que Evil Dead, mais ce n’est pas parce qu’il est plus connu et qu’il y a Sharon Stone dans ses films que ça ne m’intéresse pas.

D’autant plus qu’il a conservé son style…

Oui. Plus il y a de gens qui s’intéressent au gore, mieux c’est. En même temps, on peut regretter l’époque où il y avait ce côté subversif, mais, en quelque sorte, le gore a réussi sa mission, c’est-à-dire de se faire admettre et de faire admettre sa présence dans des films comme Germinal ou, plus récemment encore Rien ne vas plus de Claude Chabrol, avec le plan de la fourchette dans l’œil de François Cluzet. Chabrol était d’ailleurs très fier dans ses entretiens d’avoir « fait son plan gore ». Je trouve ça très mignon, très touchant !

Comment réagissez-vous quand vous voyez que la Cinémathèque Française ou des revues comme Les Cahiers du Cinéma s’intéressent à des cinéastes comme Jess Franco ou Dario Argento, qu’ils ignoraient autrefois ?

Déjà, la Cinémathèque ou Les Cahiers du Cinéma ne sont pas faits aujourd’hui par les gens qui s’en occupaient il y a 20 ans. La programmation « bis » de la Cinémathèque est par exemple assurée par Jean-François Rauger. Il faut préciser qu’au début des années 80, Les Cahiers du Cinéma appréciaient déjà le gore. De même, il y a toujours eu à Positif une école pour défendre le fantastique et l’horreur. Dès la fin des années 50, certains critiques écrivaient à la fois à Positif et à Midi-Minuit Fantastique. Souvenons-nous du numéro 40 de Positif avec Barbara Steele en couverture ; tandis que le numéro précédent marquait le début d’un grand dossier sur les « H » pictures et les films d’horreur anglais. Positif a été l’une des premières revues de cinéma en France à défendre la Hammer.
Ce n’est donc pas un hasard si, aujourd’hui, je me retrouve au sein de la rédaction de ce mensuel. Je ne l’ai pas choisi parce qu’il a défendu, autrefois, le fantastique, l’horreur, ou l’équivalent du gore, mais tout simplement parce qu’il s’agit d’une revue qui a toujours manifesté une grande curiosité et une large ouverture d’esprit. Je me réjouis toutefois toujours quand les Cahiers défendent un réalisateur de gore. Une fois encore, je trouverais ça dommage que seules des revues spécialisées en fassent l’écho. De même, je n’ai pas écrit mon livre uniquement à destination des amateurs de gore, ce que je trouverais navrant. S’il y a des gens qui ne connaissent pas le gore et qui, par chance, ouvrent ce livre, et s’aperçoivent que ces films, qu’ils ont peut-être déjà vu sans le savoir, ont aussi quelque chose à dire, j’en suis très heureux. Il faut que ces gens sachent que les films gore ne se contentent pas de barbouiller l’écran de sang, mais qu’il s’agit de vrais films avec, derrière, de véritables auteurs qui méritent une reconnaissance.
Je ne suis pas du tout attaché à cette espèce de dandysme qui consiste à dire : « Moi, je connais des choses, j’ai vu des films que personne n’a vu, j’apprécie des images que le vulgus pecus ne connaît pas, et c’est tant pis pour lui car, de toute façon, je suis d’une caste supérieure ». Au contraire, plus c’est partagé, mieux c’est.

Propos recueillis par

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