Parce que la musique de Godspeed You Black Emperor ! soulève de nombreuses questions, mais ne donne que très peu de réponses, c’est avec beaucoup de scrupules et de précautions que l’on cherche à la décrypter. Lorsque la musique instrumentale se fait bavarde.

On se souvient des musiciens de la nébuleuse Slint revendiquant leurs origines punk, prenant un certain plaisir à reconnaître avoir beuglé dans de petits groupes souillons, avant d’apporter leur contribution à l’esquisse d’un rock mû en un post bidule. Pas du tout surpris, on écoute Mogwai sur l’ouverture de Come on die young, sampler la voix d’Iggy Pop sur… Punk rock : si tous ces musiciens réputés avoir bousculé les conventions du rock nomment « punk » en une vague et bruyante révolte post-acnéique aussi subversive que Serge Lama chantant Napoléon, alors il faut croire que ces mêmes talents aujourd’hui silencieux n’ont jamais vraiment cherché à s’exposer. Le silence est un luxe que ne devraient pas toujours pouvoir s’offrir ces desperados du rock, branleurs ou intellos, semblant parfois se suffire des rentes de leurs albums qualifiés de « visionnaires ». Il ne s’agit pas de juger tel ou tel groupe à l’aune de son silence. Ce qui importe n’est pas le fait d’user ou non de son droit à la parole ou le fait d’attribuer ou non une fonction précise à la musique (par exemple : nous sonder, faire trébucher nos certitudes, plutôt que nous noyer systématiquement dans une béatitude contemplative). Il est bien plus passionnant de comprendre comment cette absence ou cette prise de positions se traduit et se ressent en musique. La scène post-rock a ainsi toujours adopté un silence seyant merveilleusement bien à sa structuration. Eclatée, quoique centrée sur Chicago, elle cultive la notion de collectif, l’anonymat, l’ubiquité, et admet ne s’exprimer que pour ce qu’elle sait faire de mieux : la musique. Pour finalement s’enfoncer dans un silence confortable. D’un groupe qui distribue sur le ton de la déconnade des T-shirts décrivant la supposée nature de Blur, on ne peut rien lui demander d’autre qu’il nous fasse ressentir certaines émotions cachées en nous, qu’il nous transporte. Mogwai le fait très bien.

Moins oublieux de l’attitude des Black Flag, actualisant un radicalisme tombé depuis belle lurette en désuétude, les membres de Godspeed You Black Emperor ! ont le mérite d’avoir questionné au préalable la musique, à la manière de Tortoise, d’avoir cherché à lui donner une signification. Sauf que les Canadiens de GYBE ont apporté des réponses différentes. Ici, on partage la conviction que jouer de la musique n’est pas une fin en soi mais doit devenir un canal, parmi d’autres, de contestation d’un ordre établi. Les neuf acolytes sont avares de commentaires. Pourtant, leurs phobies hallucinatoires, leur peur d’un monde tournant dans le mauvais sens, la haine de ceux qui le façonnent ainsi que de leurs options sécuritaires ne parviennent pas moins jusqu’à nous, en ayant au passage, sacrément coloré leur musique. Rien de radical à se sentir en peine avec les règles de l’OMC. Mais la singularité du groupe n’est pas tant dans son positionnement atypique par rapport à la musique que dans sa faculté à transmettre sa vision du monde au travers d’une musique instrumentale. Musique que l’on aurait vite eu fait de cataloguer dans la « scène avant-rock », de coutume plus sensible au devenir du jazz qu’à celui des idées progressistes, si l’on n’avait eu, deux fois plutôt qu’une, le souci d’échapper à la fainéantise intellectuelle des journaleux raillés par le groupe.
Leur fiche signalétique est pourtant troublante : après avoir débuté en duo en publiant en 1994 trente-trois exemplaires de All lights fucked on the hairy lamp drooling, les Godspeed (du nom d’un film documentaire japonais de Mitsuo Yanagimachi) forgent avant tout leur réputation sur scène à Montréal. Pas de leader, pas de porte-voix désigné : ils sont neuf à jouer et non « huit + un » (après avoir été quinze). Culture de l’anonymat et du mystère : pas de photos, juste des prénoms, des projets parallèles (A Silver Mt. Zion par exemple), des interviews par e-mail, micros coupés par rejet d’un système de marchandisation, d’un journalisme intrinsèquement réducteur et déformant, etc. Pas de structures contraignantes : 3 pièces/60 minutes sur f#a# -premier véritable album tiré à 500 exemplaires vinyles faits main sur Constellation, puis réédité en CD avec quelques modifications de plages sur Kranky. 2 pièces/30 minutes sur le EP Slow riot for new zero Kanada. 4 pièces/90 minutes sur Lift yr skinny fists like antennas to heaven ! le dernier album en date. Ici, on aime les drones assourdissants, les cordes tranchantes (Rachel’s dans ses moments les plus sombres), les glockenspiels, les chevauchées de guitares débridées, les envolées monumentales, les boucles rythmiques et hypnotiques, la cacophonie minutieusement réglée. L’ensemble produit des paysages à la Morricone et Ry Cooder bizarrement transposés dans l’enfer industriel et urbain (les samples de trains pavant f#a#en donnent le visage, en même temps qu’ils nous invitent à fuir). Bref, peut-être du bon post bidule, mais toujours du post truc…

Sauf que la musique de GYBE ne décline pas les couleurs de la mélancolie, de la tristesse, ni de quoi que ce soit de familier à la scène de Chicago/Glasgow/Bristol : ici, l’étirement des structures et l’ampleur des sons travaillent tous à inoculer les angoisses de fièvre obsidionale, la peur. Sauf que le silence n’a pas ici pour seule fonction de protéger la musique, comme chez Tortoise : il est réellement politique, question d’éthique, d’intégrité, de crédibilité même. GYBE a par ailleurs trouvé deux subterfuges essentiels pour communiquer son malaise. D’abord, l’usage récurrent de monologues qui finissent par rentrer en résonance avec nos incertitudes, nos révoltes silencieuses : de l’apocalyptique Lee Marvin à Blaise Bailey Finnegan III (un illuminé de prêcheur parano, fan de la NRA et de Iron Maiden), en passant par ce vieillard nostalgique parlant du Coney Island de sa jeunesse, avant l’invasion des Luna Park et autres amuse-gueule pour white American middle-class. La manière de transmettre le message est élégante. Ensuite, l’usage de pochettes aussi superbes qu’énigmatiques (avec une nette préférence pour la version vinyle de f#a#) : libre à chacun d’y comprendre ce qu’il veut.

Et pourtant, la musique de GYBE, qui carbure au doute, recèle une ultime énigme : allez savoir pourquoi, mais vous sentirez toujours jaillir de cet ensemble éprouvant, du cœur même des montées épiques, une lueur d’espoir, un souffle frais, une injonction à ne pas courber l’échine, un appel à la subversion. Une incantation à lever ses maigres poings au ciel, tels des antennes, en somme.

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