Gisèle Vienne présente actuellement « Jerk » (avant « Kindertotenlieder » en avril), reconstitution imaginaire étrange, poétique, drôle et sombre des crimes perpétrés par le serial killer américain Dean Corll, à travers le champ expressif et burlesque des marionnettes à l’occasion du Festival Etrange Cargo à la Ménagerie de Verre à Paris. Rencontre.

Artiste polymorphe comme on dit d’un pervers, Gisèle Vienne tisse depuis près de dix ans des liens esthétiques entre l’art de la marionnette, la performance chorégraphique, les arts plastiques, la littérature sulfureuse (Jean Genet, Catherine Robbe-Grillet, Dennis Cooper…) et la scène musicale underground (Tujiko Noriko, Pita, SunnO))), Boris, Corrupted…). Après des études de philosophie et un apprentissage de marionnettiste contemporaine, Gisèle Vienne se met à élaborer des poupées grandeur nature, enfants androgynes qu’elle (dés)articule dans des spectacles à la sensualité vénéneuse. De ces rapports entre corps mouvants et figés émerge un espace scénique dédié à l’expression des fantasmes les plus morbides, mais aussi les plus stimulants. Non sans humour – noir, il va de soi. Ses spectacles marquent durablement car ils touchent une faille profonde dans notre intimité. Le trouble naît de la dimension onirique de ses mises en scène, où les personnages oscillent entre vie et mort, rêve et réalité, avec en filigrane le fil décousu des souvenirs, des actes inavouables, des fantasmes passés sous silence dont les protagonistes sont les premières victimes. Happé dans ce monde des esprits qui se mue solennellement, le spectateur oscille d’abord entre répulsion et fascination, avant de se laisser envahir par la dimension poétique qui s’y déploie. En marge de ses spectacles, l’artiste livre désormais des extensions de son travail scènique sous forme de photographies (on peut en voir un aperçu dans l’exposition Black noise, en hommage a Steven Parrino, en ce moment au CNEAI) ou d’installation (récemment, lors d’une exposition collective, dans la suite d’un hôtel tokyoïte). Depuis Showroom dummies en 2001, en collaboration avec Etienne Bidault-Rey, ses marionnettes forment l’axe autour desquels gravitent une poignée de comédiens-performers engagés dans toute leur dynamique corporelle, lente et majestueuse, sur fond de lyrisme Black Metal. Jerk et Kindertotenlieder, ses deux dernières créations, sont présentées ces jours-ci à la Ménagerie de verre et au Théâtre de la Bastille. Nous nous étions entretenus avec elle en mai 2007.

Chronic’art : Comment es-tu passée du monde de la marionnette a celui du spectacle vivant ?

Gisèle Vienne : La marionnette fait partie du monde du spectacle vivant. La marionnette m’a toujours intéressé dans le sens où il me semble que c’est une forme artistique qui est au croisement des arts plastiques et du spectacle vivant.

Ton travail est très imprégné d’une ‘tradition’ érotique intrinsèquement liée à la transgression et aux pulsions de mort, très proche de l’« athéïsme mystique » de Bataille, mais aussi de Pierre Molinier, de Hans Bellmer ou de Kathy Acker. Avais-tu ces références en tête depuis que tu as commence la conception de marionnettes ?

Ce sont des artistes que j’ai découverts lorsque j’avais environ 16 ans, donc avant que je commence à faire de la marionnette. Bellmer et Molinier ont donc fortement influencé mon approche de la marionnette, de la poupée et du travestissement, ou du déguisement. La notion d’érotisme, telle que la définit Bataille, comme l’expérience de l’indistinction du corps au monde, trouve dans l’expérience de la mort l’expression parfaite de cette expérience, et par là aussi une métaphore parfaite qui peut dépeindre cette sensation. La lecture de cet auteur a certainement influencé mon travail jusqu’à ce jour.

Peux-tu parler de ta collaboration avec Dennis Cooper. Comment avez-vous été amenés à travailler ensemble ?

J’ai souhaité collaborer avec Dennis Cooper au moment où je travaillais sur I apologize à l’été 2003 Je l’ai contacté par mail, et nous nous sommes écrits durant tout l’automne, il habitais Los Angeles à l’époque. En janvier 2004 il est venu en France et nous avons fait une séance de travail ensemble pour voir si notre collaboration était possible, notre entente a été immédiate et notre collaboration semblait évidente. Depuis nous avons créé ensemble I apologize en 2004, une belle enfant blonde en 2005 et Kindertotenlieder en mars dernier. Depuis l’été 2005, il vit à Paris, ce qui a encore modifié notre manière de collaborer. Nous travaillons actuellement sur Jerk, une pièce qui sera présentée sous la forme de création radiophonique pour France Culture et l’atelier de création radiophonique / ACR (diffusion le 17 juin prochain), et sous la forme d’un solo pour un marionnettiste (interprété par Jonathan Capdevielle) que nous créerons pour le festival les Antipodes au Quartz à Brest en mars 2008.

Kindertotenlieder s’inspire de certains folklores païens. Peux-tu nous parler du mythe autrichien des Perchten qui sous-tend la pièce ?

Pour travailler la question du glissement de l’expression des fantasmes de la fiction à la réalité, concernant spécifiquement les fantasmes collectifs, j’ai souhaité m’attacher à un genre de spectacle spécifique, une tradition, celle, autrichienne, liée aux personnages du Perchten. Cette tradition a connu des interprétations hasardeuses, voire des récupérations idéologiques. Les Perchten sont des personnages incarnant effroi et angoisses. Ils surgissent au début du mois de janvier, pour chasser les mauvais démons et s’emparer des âmes damnées afin de les punir. Cette tradition était vivante dans toute l’Autriche jusqu’à l’Inquisition où les représentations de personnages maléfiques furent alors interdites. Elle n’a pu ensuite se perpétuer que dans les régions alpines les plus difficiles d’accès, où l’Eglise ne pouvait exercer pleinement son pouvoir. Depuis le début des années 90, des groupes, principalement de jeunes gens, se sont employés à redonner de l’ampleur à cette tradition. Le souci de l’évolution esthétique constante des masques en bois et des vêtements en fourrure qui constituent le costume des Perchten, dans le but d’effrayer toujours davantage, permet encore à cette tradition de conserver toute sa vigueur.

Tu m’as parlé d’une résidence en Bretagne dans un lieu, imprégné d’une atmosphère romantique et lugubre, où la pièce s’est partiellement créée. Peux-tu évoquer cet endroit et le rôle d’un tel contexte dans la genèse de la pièce ?

La pièce a été créée à Brest, au Quartz, en mars dernier, et nous avons passé les dernières semaines de répétitions dans un Manoir dans la forêt de Keroual. Evidemment, je suis très sensible à l’environnement dans lequel je travaille, et c’était absolument idyllique de passer de ce manoir sublime partiellement en ruine au plateau, avec les décors très romantiques et sombres de Kindertotenlieder ; de la tempête bretonne dans le grand parc du manoir, à la tempête de neige autrichienne que nous reconstituions sur le plateau.
Tu privilégies dans la scénographie une esthétique glaciale (au propre comme au figuré dans le dernier spectacle), presque aseptisée. Pourquoi ce parti pris ?

Les pièces I apologize et Une Belle enfant blonde ont des scénographies assez minimales et froides, dans des genres esthétiques quasi opposés. L’émotion violente y est disséminer au compte goûte, c’est une question de sensibilité, les rares moments d’émotion me paraissent beaucoup plus éclatants ainsi. La retenue émotionnelle et esthétique me paraît conjuguer des oppositions, une retenue et à la fois délicate et violente, timide et tyrannique. Dans Kindertotenlieder, la scénographie est tout aussi minimale, mais le rapport empathique du spectateur à la pièce est sollicité. La retenue esthétique et la retenue concernant le jeu des interprètes est toujours de rigueur, mais la musique, à certains moments, et l’environnement qui consiste surtout en phénomènes météorologiques traduisent des débordements émotionnels intenses. Cette pièce apparaît ainsi comme très lyrique par rapport à mes travaux précédents. Il m’importe justement de travailler sur le rapport empathique du spectateur à cette œuvre, ce lyrisme créée cette empathie, et d’essayer d’analyser le rapport critique à l’œuvre troublé par ce rapport émotionnel intime.

Ta mise en scène du fantasme sexuel est toujours associé a une forme d’artificialité liée non seulement aux poupées mais à la représentation du corps en général. Est-ce que c’est pour mieux la dissocier du réel ? Tu joues beaucoup sur la lumière, par exemple, qui accentue l’aspect irréel, presque inhumain, des corps.

Les mises en scènes que je réalise lient des éléments et des situations réels et fantasmés. C’est pour cela que je suis, entre autres, particulièrement attachée à la forme qu’est le spectacle vivant. Forme, dont je trouve que c’est l’une de ses grandes singularités. Les éléments artificiels ne sont donc pas là pour dissocier le fantasme érotique du réel, mais pour permettre une oscillation entre réel et imaginaire. Et, par ailleurs, ce n’est pas le fantasme sexuel qui m’intéresse spécifiquement, mais de manière beaucoup plus large, ce désir de l’expérience érotique comme la définit particulièrement George Bataille. C’est à dire l’expérience de la sensation d’indistinction du corps au monde, expérience qui peut être parfois éprouvée au cours de l’expérience sexuelle, mais aussi au cours de l’expérience artistique ou mystique. La mort est donc une métaphore parfaite pour cette expérience, puisqu’au moment de notre mort, nous nous retrouvons définitivement mêlé au monde. Les mannequins, les poupées ou les corps artificialisés (par le mouvement, le costume, la retouche plastique…) font donc directement référence à ce lien entre vivant et mort, comme objets intermédiaires. Ce sont aussi des objets intermédiaires entre la représentation et le réel, l’image d’un corps et sa réalité. Et il me semble que le trouble que peut générer un corps vient particulièrement de cette oscillation entre sa réalité et ce qu’il évoque.

Tu sembles très attachée à la notion de catharsis. Pour toi, la scène est le lieu du passage à l’acte par procuration ? Cela peut évoquer les rituels chamaniques…

L’expérience cathartique fait tout à fait sens concernant les sujets développés dans mes pièces et les textes de Dennis Cooper. Il m’importe d’affirmer la liberté absolue que nous devons pouvoir garder dans notre univers fantasmatique. Le domaine du fantasme ne doit tolérer aucune forme de censure et surtout d’autocensure. Et la scène, et tout type de forme artistique me semblent être des lieux tout à fait appropriés pour l’expression de nos fantasmes. Les cérémonies religieuses ou païennes peuvent aussi jouer ce rôle de catharsis. Dans Kindertotenlieder, l’expérience artistique d’un concert, rappelant de loin un concert de Death Metal est mis en parallèle avec la cérémonie païenne autrichienne qu’est la marche des Perchten, et une cérémonie funéraire. Ces parallèles mettent en avant différents types d’expériences et de représentations qui permettent parfois de purger des fantasmes similaires, en l’occurrence ici, des fantasmes liés à la mort et l’effroi.

Tes poupées sont légèrement robotisées, mais leurs mouvements ne sont que des saccades infimes, des frémissements particulièrement troublants. Et certains danseurs jouent aussi sur ces mouvements d’automates. Dans I apologize, le mannequin était identifié comme tel, alors que dans Kindertotenlieder, tu sembles chercher encore plus la confusion, l’ambiguïté entre homme / femme, fantasme / réalité, poupée / humain…

Dans Kindertotenlieder, il y a onze mannequins dont deux robotisés. Les mannequins robotisés ont effectivement une gestuelle imparfaite si l’on adopte comme critère une gestuelle réaliste. Avec les danseurs, nous cherchons à élaborer une gestuelle qui intègre des imperfections de ce genre. Dans Kindertotenlieder, il y a parfois ambiguïté, mais c’est plutôt rare, je ne recherche pas à tromper le spectateur. La vraie ambiguïté vient plutôt de la participation active ou non des spectateurs. Je pense que la conscience que nous pouvons avoir du fait que les mannequins, même s’il semblent vivants, sont des mannequins, que deux des garçons sont jouées par des filles, la conscience de l’imbrication de ces éléments, les rend d’autant plus jubilatoires. La participation de l’imaginaire du spectateur, qui décide lui-même de jouer le jeu, de croire à ces transformations, permet d’engendrer réellement le trouble.

I apologize véhiculait une certaine anxiété, une violence très ostensible, tandis que dans Kindertotenlieder, il y a une forme de sublimation romantique du fantasme. Un au-delà, un après… La violence est toujours présente, mais dans le postulat de départ, le meurtre a déjà eu lieu. On est davantage dans le corps-mémoire, dans la mélancolie… Tu sembles faire davantage appel à l’empathie…

Kindertotenlieder, de par son titre déjà, fait largement référence au romantisme, en faisant référence au romantisme tardif de Gustave Mahler. Le lien entre l’adolescence contemporaine, et l’expérience romantique et mis en avant. L’aspect jubilatoire de l’expérience de nos fantasmes morbides dans un univers plastique ou l’esthétisation est très poussée peut créer ce lyrisme qui peut générer un rapport empathique du spectateur à l’œuvre. Les spectateurs représentés sur scène, comme un groupe d’adolescents assistants à un concert, représentent des spectateurs qui ont un rapport complètement empathique à l’œuvre qu’ils sont en train d’apprécier. Pour certains des spectateurs, il pourrait même s’agir de quelque chose qui s’apparente à une expérience mystique, expérience qu’il m’intéresse donc d’évoquer en ce qu’elle fait référence à l’expérience bataillenne de l’érotisme. le jubilation qui est dépeinte enfin, est une invitation à comprendre et à accepter nos fantasmes les plus morbides avec le plus grand plaisir si cela est possible.

La musique joue un rôle déterminant dans la pièce. Les univers respectifs de KTL / Boris, Dennis Cooper et toi s’emboîtent à merveille et forment un tout incroyablement homogène. Comment se cristallise une telle collaboration ? Comment les idées circulent- elles entre vos médiums respectifs ? Peux tu nous parler un peu du processus de création ?

Tous ces éléments artistiques et ces artistes créent un dialogue qui m’intéresse puisqu’il lie des affinités d’une grande évidence et des contradictions qui sont des moteurs artistiques et de réflexions qui me semblent extrêmement excitants. L’élaboration de la pièce se crée comme l’élaboration d’un langage. Ce langage est le résultat d’un dialogue artistique, d’innombrables allers-retours entre nos différentes propositions. L’élaboration de ce langage est pour moi la construction d’une réflexion.

Propos recueillis par

Jerk, du mardi 18 au samedi 22 mars à 20h30
A la Ménagerie de Verre
12-14 rue Léchevin – Paris 11e