Depuis sa création en 1950, la plus célèbre pièce de Ionesco est fossilisée au Théâtre de la Huchette, dans sa mise en scène d’origine. Gábor Tompa, directeur artistique du Théâtre Magyar de Cluj, Prix du meilleur metteur en scène roumain en 1984, 1987 et 1993, et lauréat du Prix du Festival international de Salerne pour son film La Défense chinoise, redonne un souffle de vie ébouriffant à ce brûlot satirique.


Chronic’art : A quoi tient la modernité de La Cantatrice chauve ?

Gábor Tompa : Malheureusement, à l’incommunicabilité croissante entre les êtres. Les moyens techniques modernes ont créé une grande distance entre nous. Le langage n’est plus un instrument de communication. La force de la langue a diminué de façon encore plus tragique à la fin de ce millénaire. Les exemples proches des Balkans, de l’Espagne, du Moyen-Orient, de l’Irlande du Nord, nous prouvent que nous nous sommes habitués à vivre en entendant des horreurs. Les informations télévisées sont devenues un bruit confortable avant d’aller dormir. Comme tous les chefs-d’œuvre de Shakespeare, Tchekhov ou Beckett, cette pièce deviendra de plus en plus actuelle, politiquement et socialement. De plus, j’ai été enchanté, bouleversé par sa structure symphonique. Il est impossible de couper une seule ligne de ce texte. Nous avons un jour essayé de lire la pièce à l’envers, ce qui a très bien fonctionné, et de là est venue la surprise finale du spectacle.

Le non-sens initial de cette pièce prendrait donc, paradoxalement, de plus en plus de sens avec le temps ?

Oui, c’est triste, car le théâtre de l’absurde s’est fait dépasser par la réalité. Plusieurs pièces absurdes sont devenues des poèmes réalistes, comme par exemple En attendant Godot, incomprise à son époque, dans laquelle on découvre aujourd’hui des incertitudes actuelles.

Ce texte supporte-t-il la traduction ?

Ca a déjà été fait. Ionesco a écrit La Cantatrice chauve en français après avoir étudié un manuel de conversation franco-anglaise, et au Royaume-Uni, lorsque M. Martin suggère au pompier d’aller « voir le vicaire de Wakefield », cette allusion au titre d’un roman anglais a un grand succès. Pour traduire Ionesco, il faut trouver l’esprit de ses pièces. Elles dénoncent le fait que nous n’avons rien à nous dire, mais que nous parlons de ça tout le temps. Chaque langue possède son non-sens. Il faut aussi trouver le rythme de ce texte. C’est une tragi-comédie, mais pas sans espoir, car sans amour, aucune création n’existe. C’est pourquoi j’ai inventé le personnage muet du Pierrot, qui représente cet amour, l’ »anti-vide ». Il pardonne aux personnages, les regarde avec lucidité et bienveillance. L’intérêt du théâtre est de poser des questions, mais aussi de proposer une solution, de dire qu’il faut continuer.

Votre équipe de comédiens réalise une véritable performance. Quelle est à votre avis la qualité la plus importante pour un acteur ?

Stanislavski disait que pour être un bon comédien, il fallait « tout savoir ». Je pense que pour être un grand comédien, les qualités professionnelles doivent s’allier à des qualités humaines et morales, sinon éthiques. Un bon professionnel doit être précis, ouvert à diverses propositions stylistiques, connaître plusieurs formes de théâtre. Certaines choses peuvent s’apprendre, mais la capacité à pénétrer immédiatement dans une situation, ainsi qu’à comprendre la pièce dans son ensemble, est innée. Sans bons comédiens, le théâtre n’existe pas.

Vous aimez travailler en France ?

J’ai travaillé dans presque toute l’Europe, aux Etats-Unis et au Canada. En France, il y a de bons comédiens, de bons théâtres et un bon équilibre entre tradition et modernité. Le système français de l’intermittence du spectacle, très avantageux pour les acteurs, est presque unique. Mais on peut faire du théâtre avec très peu d’argent. Lorsque j’ai commencé, en 1970, j’ai fait du théâtre très pauvre, avec rien. Contrairement à la légende, les Français ne sont pas xénophobes : je sens une ouverture à une multitude de créateurs, visible dans toute l’histoire de l’art de ce pays et au travers d’expériences comme celle de Peter Brook.

Comment expliquez-vous le succès de votre Cantatrice ?

C’est probablement l’un de mes meilleurs spectacles. On a travaillé dans un état d’esprit très créatif. De plus, dans les pays de l’Est, dans les années 80, Ionesco était président d’une association contre Ceausescu, et le théâtre de l’absurde était presque interdit. Après, on a eu le désir de redécouvrir toutes ces pièces. Le Théâtre de la Huchette a eu le mérite historique de promouvoir la pièce. Mais tout spectacle a une durée de vie limitée, y compris le nôtre, c’est ce qui donne son caractère tragique au théâtre. Nous n’avons pas suivi mot à mot les instructions de Ionesco, nous offrons un spectacle compréhensible par tous les spectateurs, quels que soient leur âge et leur culture. Ils ressentent aussi la vitalité et la joie des comédiens.

A-t-il été difficile de présenter La Cantatrice à Paris, pour des questions de droits d’auteur ?

Je crois qu’il s’agissait plus d’un contrat moral que d’un contrat d’exclusivité entre Ionesco et Nicolas Bataille, créateur du spectacle en 1950. Mme Marie-France Ionesco a vu notre Cantatrice et elle l’a aimée. C’est une marque de respect pour la pièce que d’en présenter une version différente, et si notre spectacle a du succès, ça augmentera encore la popularité de celui de la Huchette. Ce n’est pas une question de concurrence mais de pluralisme artistique. La Huchette réalise avec La Cantatrice une performance unique, comparable à celle de L’Oiseau Bleu de Maeterlinck, monté par Stanislavski au théâtre d’Art de Moscou, et qui a été joué pendant trente ans.

Quels sont vos projets ?

J’ai des projets jusqu’en 2003. Je vais faire La Cerisaie en Irlande, Mots et musique de Beckett au Canada, et peut-être un dernier spectacle en Roumanie. J’ai aussi une proposition de coproduction américano-hongroise pour un long métrage, et on me demande d’enseigner la mise en scène à Barcelone et à Fribourg. Ce n’est pas facile de choisir. Je suis militant de la citoyenneté européenne, je crois que le théâtre doit jouer un rôle de pont entre les cultures : le meilleur théâtre est celui qui peut être compris par des spectateurs qui ne parlent pas la même langue.

Propos recueillis par

Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet
Square de l’Opéra-Louis-Jouvet – Paris 9e
Renseignements : 01 53 05 19 19
Jusqu’au 28 octobre 2000

Gábor Tompa en quelques titres :
Parmi ses nombreuses mises en scène théâtrales, on retiendra Hamlet, Le Songe d’une nuit d’été, Comme il vous plaira, Troïlus et Cressida, En attendant Godot, Fin de partie, Le Malentendu, Tango, La Cabale des dévots… Sa Cantatrice, créée à Limoges en novembre 1996, est la seconde production du Théâtre de l’Union, Centre dramatique national du Limousin.

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