Après La Débauche, de Tardi et Pennac, publié sous le label Futuropolis/Gallimard, c’est au tour de Ferrandez et Benacquista d’associer leurs talents de dessinateur et d’écrivain pour la collection avec La Boîte noire. Mais, si aujourd’hui l’opération ressemble fortement à un coup de pub, il fut un temps où le label Futuro signifiait encore quelque chose. Retour sur l’histoire d’une maison d’édition mythique et sur les créateurs qui l’animèrent, notamment le génial et mégalomane Etienne Robial.

C’est par un simple fax, ce 19 janvier 1994, quelques jours avant le 21e Festival d’Angoulême, qu’Etienne Robial annonce la fin de Futuropolis. La fin d’une aventure qui aura duré près de 27 ans, même si le cœur et l’esprit n’y étaient plus vraiment depuis la reprise de la diffusion et de la distribution des albums par le groupe Gallimard. Tout a commencé en 1972, lorsque Etienne Robial, graphiste et amateur de bandes dessinées depuis sa découverte du Little Nemo de Winsor McCay, rachète la librairie Futuropolis. Aidé de sa compagne, Florence Cestac (lauréate du Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2000) et de deux autres associés, il fait du 130, rue du Théâtre (Paris 15e) une adresse incontournable pour les collectionneurs et amateurs de raretés. S’y pressent des anonymes mais aussi des gens comme Resnais, fondu de comics, Fellini ou Eddy-La Dernière Séance-Mitchell. On y aperçoit également de futurs grands, comme Tardi, l’ami de toujours, Bilal, Mandryka, bref toute une nouvelle génération d’auteurs destinés à faire exploser un univers codifié par l’esthétique franco-belge de Spirou ou Tintin. Ce qui fait d’emblée la force de Futuropolis, c’est cette ouverture vers l’étranger, le Japon, la Chine et surtout les Etats-Unis. Robial dispose ainsi de correspondants à New York et à Berkeley où la contre-culture est représentée par Spiegelman, Crumb ou Shelton. Bref, une anthologie de l’underground culturelle en ces années préhistoriques pour la bande dessinée. Grâce aux bénéfices dégagés par l’activité de libraire, Robial se mue en éditeur en 1974 et crée la collection 30/40 avec la publication de Calvo, dessinateur animalier français qui fut contacté par Disney dans les années 1950. Comme le précise Robial, « au niveau du format, c’est on ne peut plus anti-commercial : 30 sur 40 centimètres, c’est un format qui se range mal […] Ce n’est pas pratique mais c’est beau et surtout on préserve la taille réelle du dessin original, le trait est ainsi respecté. » En 1977, fatigués par leur activité de libraire (deux nouvelles librairies ont vu le jour dans Paris), Robial et Cestac décident de tourner la page pour se consacrer exclusivement à l’édition et à la diffusion ; ils s’installent au désormais sacralisé 8, passage des Ecoliers. L’odyssée de Futuropolis commence.
Autour d’une « maquette iconoclaste et d’une esthétique pirate », selon l’expression d’André Strobel, libraire d’origine et commercial, qui a rejoint l’équipe en 1979, Futuro prône un noir et blanc militant, option artistique mais également économique. Robial, en bon franc-tireur, est alors totalement conscient qu’il crée une marque de fabrique et les éléments propices à la constitution d’un univers avant-gardiste de référence, telle l’utilisation systématique du papier Centaure Ivoire ou bien celle de « dix-sept noirs différents, pour donner un noir chaud à un dessin sec ou un noir froid à un type de trait gras ». Côté auteur, la grande fierté de Robial est sa vocation de défricheur de talents. Défricheur quasi passif toutefois, puisque l’homme se plaît à répéter, en anti-Lagardère, que « l’auteur vient toujours à Robial et jamais Robial à l’auteur ». Viennent à lui de futurs grands comme Götting, Golo, Jean-Claude Denis, sans oublier le Tardi de La Véritable Histoire du soldat inconnu ou encore Baudouin, auteur Futuro par excellence. A leurs côtés, Robial se lance dans des expériences tout azimut, dont la moins marquante n’est pas celle de l’édition de Bazooka, commando graphique punk qui sème la terreur au sein même de l’équipe de Libération à la fin des années 1970, attirant sur eux et leurs croix gammées la bienveillance d’un Alain Pacadis. Mais l’autre grande affaire de Robial est la réédition de chefs-d’œuvre en sommeil de la bande dessinée américaine comme le Popeye de Segar, le Superman de Jerry Siegel et Joe Schuster ou chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvre, The Spirit de Will Eisner. Cette collection « Copyright », qui produit d’authentiques best-sellers (les tirages s’élèvent parfois jusqu’à 12 000 exemplaires, chiffre inespéré eu égard aux caractéristiques beaux livres des œuvres), est alors qualifié de « Pléiade de la bande dessinée ». Mais Futuro a bien grandi. En 1986, l’entreprise compte 14 salariés. Et si André Strobel rappelle que « l’esprit est toujours le même, avec une fidélité réelle au projet initial », Jean-Christophe Menu, fondateur de L’Association, constate ainsi que « Futuropolis, à la différence de L’Asso, traitait presque d’égal à égal avec les grandes machines de l’édition en bande dessinée. C’était tout simplement un éditeur incontournable. » Ce que confirme André Strobel : « Futuro a bien eu des relations conflictuelles avec Glénat, entre autres, mais finalement nous étions assez proches de Casterman. Robial n’était pas exclusif et acceptait sans problème que des auteurs aillent voir ailleurs pour vivre. »

Ces années 1980, qu’une mode snobinarde inquiétante remet au goût du jour, sont alors des années noires pour la bande dessinée. Baisse relative des ventes, coûts de production trop élevés ? André Strobel, professionnel de l’édition-diffusion, penche plutôt pour un retour à la normale « après l’explosion à la fois économique et artistique de la bande dessinée dans les années 70. Mais les campagnes de presse désastreuses ont grandement contribué à déstabiliser les libraires, notamment les libraires audacieux qui étaient des partenaires privilégiés pour Futuro. » Ajoutez à cela une approche approximative de la gestion et du commercial chez Robial, certaines collections « mal conçues et à l’équilibre fragile malgré leur qualité » (la Collection « X » notamment) qui poussent à la surproduction et voilà la position de Futuropolis bien fragilisée. Pourtant, Robial reste fidèle à une certaine éthique (André Strobel révèle avec malice que « Robial fut peut-être le seul patron d’édition à engager un directeur commercial qui gagnait plus que lui ») et lance par exemple, après avoir édité à son sens le meilleur de la ligne claire en la personne du Néerlandais Joost Swarte, la ligne crasse avec Franck et Golo dans les collections « Hic et Nunc » et « 9 ».
C’est alors que le CDE-Sodis, filiale de Gallimard, pointe le bout du nez, en 1986. Robial, engagé dans l’aventure Canal+ depuis 1984 avec son pote Lescure, affirme alors « qu’Antoine Gallimard vient à son secours ». A l’origine de cette association, outre la vitrine que constitue Futuropolis pour un groupe littéraire, on trouve « un coup parfait » d’après A. Strobel. Depuis des années, le grand Jacques (Tardi), fasciné par Céline, rêve d’adapter le Voyage au bout de la nuit. Emballé, Robial convainc Antoine Gallimard et le Voyage voit le jour en 1988. Malgré les critiques qui pleuvent sur une telle initiative (les bédéphiles reprochent à Futuropolis de s’égarer, les purs littéraires, tel Michel Polac, qu’on a connu plus clairvoyant, crient au sacrilège), le succès est colossal et immédiat. A ce jour, près de 130 000 exemplaires ont été vendus. Toutefois, en dépit d’associations prometteuses dans cette collection blanche qui relève davantage de la NRF que de la maquette Futuropolis (Pasolini et Baudouin, Faulkner et Juillard…), la réussite de l’initiative repose essentiellement sur le Voyage. Bien vite, logique économique et logique commerciale deviennent inconciliables. Le savoir-faire en matière de bande dessinée chez Gallimard est remis en question par un certain nombre de professionnels, notamment en matière de diffusion. En outre, le refus de produire des séries chez Futuro (le mot d’ordre Not made in Belgia était encore d’actualité) malgré la présence au catalogue de Tardi ou Bilal irrite les responsables de Gallimard et les prérogatives de Robial vont en s’amenuisant. Ce dernier, marqué par sa rupture avec Florence Cestac, isolé au sein même du milieu BD, jette l’éponge en 1994. Il a cependant le temps de laisser un joli vers dans le fruit avec l’épisode Labo.

A l’origine de cette revue mort-née se trouvent quelques jeunes auteurs issus pour certains de la collection « X », en premier lieu Jean-Christophe Menu. Ce dernier reconnaît que l’expérience Labo fut enrichissante mais difficile : « Futuropolis était sur le déclin et Robial n’en était plus vraiment le maître d’œuvre. Il fallait rendre des comptes, ce qui aggravait les rapports de force. » La parution de l’unique numéro de Labo en 1990 annonce pourtant l’une des plus belles aventures éditoriales de la décennie, puisque L’Association voit le jour cette même année. Et même si J-C Menu et Strobel soulignent de notables différences entre les deux structures (Strobel estime ainsi, en souriant, que « L’Association est bien plus intransigeante que nous ne l’étions »), ils concèdent qu’il est un savoir et un savoir-faire hérités en partie de Futuropolis. Ainsi, Jean-Christophe Menu confirme que « L’Association contrôle quasiment tout du début à la fin de la réalisation d’un album ». Il convient de rapprocher de cette méthode artisanale les regrets d’un Tardi, dans ses entretiens avec Numa Sadoul : « Chez Futuropolis, on s’impliquait complètement. C’était extrêmement intéressant. On allait sur machines parce qu’on avait mis un aplat rouge ou jaune sous le noir et que ça allait nous donner un noir de telle qualité, avec l’aplat qui était légèrement décalé…Mais tu ne peux pas faire ça avec un éditeur important comme Casterman. » Participe de cette filiation la démarche littéraire du noir et blanc, la reprise au catalogue d’Edmond Baudouin (« une grande fierté » pour Menu) et depuis quelque temps déjà une politique ambitieuse de réédition de trésors oubliés : « Comme pour Futuro, l’une des missions de L’Asso est de maintenir un lien avec le passé de la bande dessinée. » Et si pour Robial, l’Age d’or était américain, pour Menu et sa bande, il est davantage français avec une génération d’auteurs tels que Gébé (voir la magnifique et récente réédition de L’An 01), Francis Masse voire F’Murr ou Jean-Claude Forest. Mais alors que L’Association se lance dans des projets sans cesse novateurs ou déconcertants (« on en a tellement marre d’être mal plagié qu’on va finir par revenir aux 48 pages cartonnées couleur pour le prochain Lapin » ironise Menu), Futuropolis/Gallimard s’égare dans des coups de publicité que n’apprécie guère Robial. Contacté, celui-ci se borne à remarquer que « ces albums n’ont rien à voir avec des albums-Robial » (notez la troisième personne). « J’avais un droit de regard sur les productions à venir de la collection, mais il semble que Gallimard l’ait quelque peu oublié », poursuit-il. Pas même la réédition annoncée par Gallimard de Rumeurs sur le Rouergue, superbe brûlot libertaire de Tardi et Christin, ne semble calmer le Maître : « mais il y a tellement d’autres choses autrement plus intéressantes à rééditer ! De toute façon, je refuse d’être associé sous quelques formes que ce soit à cette opération. »

L’aventure Futuro reste une aventure à l’image de ce siècle. Faite de trahisons et de blessures autant que de folie et de bonheur (« je suis un survivant heureux », avoue André Strobel), elle a inspiré héritiers ou bâtards (L’Association, Ego comme X, Amok…) en ce qu’elle eut de meilleur : intégrité, intransigeance et respect infini d’un lecteur qu’on ne prend définitivement plus pour un con.