Tous les 15 jours, nous nous entretenons ici avec un spécialiste ou un passionné des nouvelles technologies de l’information et de la communication, du multimédia ou de la cyberculture. Essayant de déceler ce que nous réserve l’avenir technologique pour notre quotidien.
Et c’est ici que vous intervenez amis lecteurs, car la discussion initie le débat que nous vous invitions à édifier sur notre forum. Pour ce n°9, Tête de l’art s’attaque à l’art dans la société de l’information avec Fred Forest.

De l’art contemporain à l’art actuel

Artiste avant-gardiste et multimédia, théoricien des arts et de la communication, Fred Forest expérimente depuis la fin des années 70 les nouveaux médias et les nouveaux outils technologiques. Titulaire de la chaire des sciences de l’information et de la communication de l’université Nice-Sophia Antipolis, il organise régulièrement des séminaires sur l’esthétique de la communication(1) au Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice. Partisan d’un art de l’acte, c’est à lui que nous devons quelques opérations médiatiques, symboliques et critiques (son « espace blanc » dans Le Monde en 1972, « Les miradors de la paix » aux frontières de l’ex-Yougoslavie, le « Territoire des réseaux » présenté à la galerie Pierre Nouvion de Monaco au salon Imagina de 1996). Derniers coups d’éclat : la première vente aux enchères en octobre 1996, à Drouot, d’une œuvre virtuelle, Parcelle/réseau, et son procès contre le Centre Georges Pompidou à propos de la non transparence sur le prix d’acquisition des œuvres.

Alors que la polémique sur le bien fondé de l’art contemporain fait toujours rage(2), il semble que de nouvelles formes d’art apparaissent au grand jour. Un art technologique et virtuel, prôné par les artistes du réseau dont Fred Forest fait incontestablement parti. L’art doit-il aujourd’hui refléter la société de l’information ? Quelles formes peut-il prendre dans le réseau ? État des lieux et perspectives donc.

Tête de l’art : Vous affirmez qu’il faut impérativement inventer de nouvelles formes d’art et ne pas se contenter de répéter des modèles du passé, des modèles obsolètes. Qu’est-ce qui est actuellement obsolète, dépassé ?

Fred Forest : Je pense sincèrement que de tout temps, l’art a eu pour fonction de faire bouger nos sociétés. Il faut donc aujourd’hui marquer ses positions et s’accorder avec notre époque caractérisée par la vitesse, la virtualité et la mise en relation. Ces caractéristiques ne correspondent pas, par exemple, à la peinture, une forme d’art fixe, stable et immobile qui ne reflète pas notre environnement. C’est peut-être excessif d’affirmer que la peinture est dépassée, mais ce n’est pas avec elle que nous allons inventer un nouveau langage.

Bien sûr, il ne s’agit pas jouer les iconoclastes en tirant un trait sur tout l’art de l’objet, mais l’artiste de cette fin de siècle n’en a que faire. Il n’y a plus rien à explorer dans ce sens, plus rien à dire, sinon la mettre en veilleuse. Des gens comme Marcel Duchamp l’avaient fort bien compris.
Évidemment, ce n’est pas donné à tout le monde que d’être en adéquation avec son temps, mais les grands artistes sont ceux qui ont su déceler le langage et l’écriture adaptés à leur époque. Qu’on aime ou qu’on déteste Bernard Buffet, ses travaux avaient un sens après la guerre.

Selon vous, l’art contemporain(3) ne correspond plus aujourd’hui à notre époque ?

Cet art là n’a rien de contemporain si ce n’est d’être celui du marché. Ici, les véritables artistes, ce sont les opérateurs du marché car c’est eux qui font la pluie et le beau temps dans le milieu, qui accréditent et reconnaissent les formes d’art.
On peut regretter que les artistes n’aient pas réagi. Résultat : sinon sous une forme très édulcorée, le questionnement critique n’existe plus dans l’art. Ses valeurs sont créées de façon totalement arbitraire et artificielle.
Ce n’est pas parce que l’on s’oppose à l’art contemporain qu’il ne faut pas reconnaître le talent de certains artistes, mais, globalement, ces quelques galeristes qui ont pignon sur rue pensent avant tout en terme de rentabilité. Dans ce schéma de la promotion, c’est le commerce de l’art.

L’art ne peut pas être une activité lucrative ?

A partir du moment où vous dépendez économiquement d’une source de revenu de l’art, vous dépendez des commanditaires. Par conséquent, ce n’est plus de l’art, au sens véritable du terme.
Pour ma part, je pense également que l’art doit avant tout clairement afficher une position critique et de questionnement sur la société.
Je ne suis pas le seul à penser ça, bien au contraire, mais les artistes mettent très peu cet aspect essentiel en pratique.

Peut-on reprocher à ces opérateurs du marché de l’art d’exercer leur métier ?

Non bien sûr. En revanche, on peut tout reprocher aux institutions. Particulièrement les institutions françaises, qui sont publiques. Depuis 20 ans, par snobisme international, elles ne reconnaissent que l’art contemporain et ses plus célèbres représentants étrangers. Elles ne prennent aucun risque, c’est inadmissible ! Je mets quiconque au défi de me contredire sur ce point.
Finalement, c’est tout un environnement idéologique, un milieu refermé sur lui-même et personne n’ose véritablement le critiquer. Cette attitude engendre de graves conséquences. Que représente aujourd’hui l’art français au niveau international ?

Quel est le public de l’art contemporain ?

Il n’y en a pas ! C’est la jet société qui reçoit les invitations. Cet art-là n’existe qu’au service de quelques-uns, de quelques artistes qui le « définissent » et de certaines personnes qui le consomment.

VERS UN ART ACTUEL

Quelles formes d’art peut refléter l’aube du troisième millénaire ?

Je considère que l’artiste s’exprime toujours avec les moyens techniques de son temps en fonction des sensibilités de l’époque. Il ne s’agit pas de faire du nouveau à tout prix, mais d’être au moins en adéquation avec l’environnement. Évidemment, il y a des écueils à éviter avec la technologie. Ce n’est pas forcément l’art le plus sophistiqué qui aura le plus de sens.

D’une esthétique de l’objet, nous nous dirigeons vers une esthétique de la communication. Nous ne sommes plus dans la matière mais dans le fluide. Et c’est l’inter-relation entre ces nouveaux éléments virtuels qui fait sens.
La finalité de l’art reste intact puisqu’il s’agit toujours de donner du plaisir, de conscientiser et de faire réfléchir. Seulement les supports, les langages et les écritures ne sont plus les mêmes parce que l’environnement a changé. Nous devons retrouver la symbolique laissée par les artistes dans la matière, dans l’ »immatière ». La notion d’objet physique, tangible, n’est plus d’actualité. Après avoir agit sur la matière, puis sur l’énergie (Klein), l’artiste doit lui aussi travailler sur l’information. Car finalement, les œuvres d’art sont des objets informationnels qui, introduits dans un contexte, provoquent la réflexion.

A la manière de Joël de Rosnay, vous pensez que nous passons d’une ère de l’atome à une ère du bit. Pourquoi l’art devrait-il absolument suivre cette règle ?

L’art en soi n’est pas de l’art. Il doit s’intégrer dans le contexte de son époque. Depuis 50 ans, nous constatons et subissons des changements extraordinaires que l’art se doit d’intégrer.
Pensez-vous que le FIAC traduise cela ? Moi je pense que l’on va bientôt pouvoir lier la FIAC avec le salon des antiquaires ! Et puis qu’il y a-t-il de contemporain dans cette foire ? On nous représente les grands artistes, Mirò ou Tapies, c’est très respectable mais inapproprié aujourd’hui. Lorsque l’on regarde du côté des jeunes, on s’aperçoit que personne n’intègre dans son art les événements majeurs de ces dernières années. Dans l’ensemble de la production, quel est la part qui est faite aux questions relatives à l’écologie, au devenir de la planète ? D’un point de vue politique, personne ne fait référence à la chute du communisme.

Ou l’art contemporain se réfugie dans un nombrilisme purement formel, ou bien il fait de la pseudo-provocation qui relève de la psychopathie que n’importe quel psychiatre pourrait reconnaître. Ce n’est pas de l’art, mais des produits générés par un marché. De l’académisme.
Personne ne prend conscience qu’il est en train de se passer quelque chose dans le cyberespace…
Ce n’est pas du jour au lendemain que la culture intégrera cette notion. Il y a des queues actuellement pour allez voir les Impressionnistes, il faut l’accepter. En attendant, il y a donc deux sortes d’artistes : l’académique et le chercheur. Il est d’ailleurs intéressant de constater que dans la cyberculture, ces expérimentateurs sont de plus en plus en relation avec d’autres professions : des scientifiques, des ingénieurs. A l’instar des collaborations en vigueur à la Renaissance. Tout ça remet en cause le concept de l’art et de l’artiste. Est-ce que demain, la symbolique auquel tout le monde aspire ne sera pas traduite et exprimée par d’autres modèles que ceux que l’on a appelé art jusqu’à maintenant.

Globalement, le public n’est pas très réceptif à l’art contemporain. Avec cet art technologique, le décalage entre l’artiste et les gens ne va-t-il pas encore s’accroître ?

Évidemment, mais si vous essayez constamment de correspondre aux goûts du public, vous faites de la télévision ! Le rôle des artistes n’est pas de s’adapter au public, mais de faire avancer la société. Les Impressionnistes étaient dénigrés et totalement incompris en leur temps.
C’est d’ailleurs très démagogique d’affirmer que l’art existe pour tous. C’est faux, il faut avoir des références de base pour pouvoir le percevoir.

Quels sont actuellement les courants de l’art technologique ou actuel ?

L’intérêt de cet art réside dans sa diversité. Il y a ceux qui se servent du réseau, ceux qui travaillent sur l’holographie et la robotique. S’agissant du réseau, on peut exploiter l’interactivité. Voilà une notion passionnante qui correspond complètement à notre époque car notre relation au monde a changé.
Vous avez également les fractalistes qui proposent un concept intéressant. J’adhère totalement à la théorie. Malheureusement, ils utilisent de vieilles méthodes : vouloir représenter ce monde des fractales avec des systèmes de représentation qui datent de Mathusalem est une aberration.

L’interactivité est un concept excitant qui va certainement prendre enfin toute son ampleur. Il est une autre notion qui promet également : la virtualité. Qu’en pensez-vous ?

Nous venons de vivre la civilisation de l’image. Nous rentrons maintenant dans une culture qui n’est pas audiovisuelle. Il est aisé de visualiser les mécanismes d’un moteur à explosion. Essayez par contre de représenter le fonctionnement d’un ordinateur, c’est impossible.
Je crois profondément qu’il y aura des systèmes hybrides de représentation par les sens (l’ouïe, la vue, l’intelligence…). En fait, la réalité virtuelle. Je ne prends pas parti pour dire si c’est bien ou si c’est mal, mais il est évident que cette notion ouvre des perspectives très intéressantes.
A ce propos, je pense que les artistes ont aujourd’hui de la concurrence dans le domaine de l’imaginaire et du fantastique…

Vous pensez au cinéma, aux jeux vidéo ?

Oui, entre autres. Certains font des choses incroyables. Malheureusement, ces concepteurs se plient pour le moment aux règles du marché et de la rentabilité à tout prix. L’art sort complètement du marché, il ne s’y adapte jamais !

Avez-vous repéré quelques expérimentations intéressantes sur le réseau ?

Oui bien sûr, il y en a quelques-unes. la famille AUER de l’artiste autrichien Robert Adrian, shadow server de Ken Goldberg, TNC Clone Party de Tina Cassani et Bruno Beusch. Les travaux de Eduardo Kac et de Sophie Lavaud sont également très intéressants. Mais le meilleur est à venir…
Le problème, c’est qu’avec cette nouvelle forme d’art, nous ne bénéficions d’aucun recul puisqu’il n’y a aucune référence. Il s’agit d’une expérience inédite.

La technologie révolutionne également l’art ?

Bien entendu. Cette révolution touche tous les domaines. Les gens utilisent quotidiennement de nouveaux outils qui bouleversent profondément leur mode de vie et ça ne les étonnent pas du tout. Mais lorsque l’art prend une nouvelle forme, une nouvelle ampleur même grâce à la technologie, ça les choquent !
Je pense que comme l’affirmait Anaxagore(4), tout est dans tout. Cette révolution technologique contamine tous les secteurs et nos mentalités.
Je rencontre beaucoup de gens qui ne la comprennent absolument pas. Il y a toujours eu chez l’homme une résistance à tout changement. Particulièrement chez les français.

Personnellement, je suis un paradoxe dans le milieu : d’un côté, je suis très connu et de l’autre, totalement ignoré. Ceci s’explique par le fait que je n’ai jamais été pris en charge par les professionnels et les opérateurs du marché, je n’ai rien à vendre et je n’intéresse pas les musées. Mais je suis régulièrement invité dans les colloques et je peux vous certifier que ces gens-là n’y mettent jamais les pieds, sinon pour se gaver de petits fours et faire de la figuration. Ces conservateurs ignorent tout et ne désirent même pas être informés !

Le médium est bien le message, Marshall McLuhan était bien un visionnaire ?

Oui, comme Levi Strauss qui affirmait que ce sont les outils qui déterminent l’art. Il faut enfin se dégager de cette définition réductrice et faussée de la forme. Ce que l’on visualise n’est qu’un créneau extrêmement étroit de la richesse et de l’amplitude de la réalité auquel on peut avoir accès. L’art, c’est la représentation au sens large du terme et l’artiste doit pouvoir transmettre à travers ses réalisations, des images, des mondes.
En attendant, finissons-en avec l’art contemporain et œuvrons pour un art actuel. Dans 10 ou 20 ans, on reconnaîtra les artistes de l’art technologique.

Comme Fred Forest ?

Forest peut-être. Ce qui est certain, c’est que ce ne sera pas Ben !

Propos recueillis par

(1) Thèse de Doctorat d’État qu’il soutient en 1984 à la Sorbonne.

(2) voir à ce propos la surprenante conférence Tradition, évolution, rupture : l’art contemporain existe-t-il ? » du colloque « L’art contemporain : ordres et désordres ».

(3) Fred Forest achève actuellement un livre, un brûlot selon lui, sur le sujet. A paraître prochainement…

(4) philosophe grec présocratique (vers 500 avant J.C.)

Fred Forest sur le Web :
« J’arrête le temps : le jour du printemps ! » : une action réseau de Fred Forest lancée pour la Fête de l’Internet.

Autres URLs :
http://www.imaginet.fr/forest
http://www.monaco.mc/exhib/territories
http://www.nart.fr/forest
http://www.coda.fr/hypermonde